L’argent factice et les taux bas font disparaître les entreprises traditionnellement rentables au profit d’entreprises financières cherchant à gagner plus d’argent factice.
La mer est de mauvaise humeur. Nous sommes dans une chambre d’hôtel avec vue sur la baie d’Ardmore.
Cela ressemble à un navire de croisière échoué sur la rive. Nous voyons la mer et ses humeurs changeantes mais nous n’en faisons pas partie.
Un jour elle est furieuse, ses vagues écumantes claquant contre les rochers. Le lendemain elle est toute guillerette, d’un bleu profond, étincelante de soleil.
Aujourd’hui, elle est morose… sans vagues du tout. Même les nuages, très bas, semblent bouder…
L’Atlantique boude dans la baie d’Ardmore
Détournons-nous de notre balcon pour revenir à notre écran d’ordinateur…
Un chiffre vertigineusement sinistre
Nous ne faisons confiance à aucun « fait » trouvé sur internet… à moins de l’avoir nous-même inventé.
Hier, nous avons parlé d’un chiffre découvert par les chercheurs de Goldman Sachs qui était si pervers… si bizarre… et si vertigineusement sinistre que nous avons douté de sa véracité.
Nous sommes revenus à la source deux fois pour nous en assurer.
Cela semble pourtant bel et bien vrai.
Ces dix dernières années, pour chaque action achetée – en termes nets – par le public, les étrangers, les fonds de pension, les fonds d’investissement ou autres acheteurs institutionnels (les acheteurs d’actions normaux, en d’autres termes), les entreprises elles-mêmes en ont acheté près de 50.
De Goldman Sachs :
« Les rachats ont été la plus grande source de demande d’actions américaines depuis 2010, atteignant en moyenne 421 Mds$ par an. En comparaison, durant cette période, en moyenne chaque année, la demande d’actions de la part des ménages, fonds d’investissement, fonds de pension et investisseurs étrangers a été de moins de 10 Mds$ par catégorie ».
En d’autres termes, la plus grosse source de demande pour les actions – et de loin – ne venait pas des investisseurs ; elle provenait des entreprises, par le biais de rachats ou d’acquisitions.
Le calcul est assez simple.
Une entreprise dont les coûts de capitaux se montent à 4% pourrait acheter ses propres actions, gagnant, disons, 8%. Ces achats réduiraient le nombre d’actions en circulation ; augmenteraient les revenus par actions ; feraient grimper le cours ; déclencheraient les programmes de primes et d’intéressement ; et, d’une manière générale, mettraient le sourire aux lèvres des investisseurs.
Rappelez-vous qu’entre 2012 et 2019, l’économie américaine se traînait à 2,5% de croissance par an. Les salaires stagnaient. Avant impôts, les revenus tirés de l’économie réelle stagnaient aussi. Pourtant, le S&P 500 a doublé entre 2012 et 2019 – grâce aux achats des entreprises.
Une blessure ouverte sur le visage du capitalisme
Ce phénomène est devenu visible, comme une blessure ouverte sur le visage du capitalisme, il y a cinq ans environ.
A l’époque, nous plaisantions en disant que les entreprises ne tarderaient pas à emprunter de l’argent pour acheter aussi leurs propres produits.
Tout cela devient encore plus bizarre si l’on pousse le raisonnement un peu plus loin. Le rendement actuel des obligations d’entreprises AAA, par exemple, n’est que de 3,69%. Disons qu’une entreprise encaisse sur ses ventes une marge de 15%.
Ainsi, si elle emprunte un milliard de dollars pour acheter ses propres produits… elle gagnerait 150 M$ sur les ventes tout en ne payant que 36,9 M$ d’intérêts. Ses ventes augmentent donc. Ses profits augmentent. Inévitablement, le cours de l’action augmente aussi.
C’était une plaisanterie.
Mais maintenant, la blessure atteint l’os… et l’attitude des entreprises est presque aussi absurde que notre boutade.
Elles perdent des milliards de dollars dans l’économie réelle (Lyft… Uber… Tesla) et comptent sur l’argent de l’industrie financière pour les garder à flot. Elles perdent de l’argent sur chaque vente, mais comblent le manque à gagner avec des actions ou du crédit – qui sont disponibles à des termes exceptionnellement avantageux.
Que se passe-t-il ?
C’est la « financiarisation de l’économie américaine », explique notre collègue Dan Denning dans le dernier numéro de la Bonner-Denning Letter.
Cette financiarisation déforme l’économie qui, au lieu d’utiliser des ressources réelles – du temps, des matières premières, un savoir-faire – pour fabriquer des choses et faire des profits honnêtes… utilise désormais de l’argent factice pour gagner plus d’argent factice.
Ce changement a été largement remarqué mais très peu compris. Les points sont trop nombreux… trop mobiles… et trop indistincts ; ils sont difficiles à relier.
Ce n’est plus le marché boursier de Grand-Papa
Mais quand quasiment tous les achats d’actions sont faits par ceux qui émettent ces mêmes actions, on sait qu’il se passe quelque chose de bizarre.
Quand les autorités peuvent ajouter plus de 1 000 Mds$ par an à la dette nationale – une année d’expansion – on sait qu’il y a quelque chose de louche. Et quand les entreprises peuvent échouer lamentablement dans l’économie réelle… mais continuer à valoir des milliards en Bourse… on sait qu’on n’est plus sur le marché boursier de Grand-Papa.
Alors revenons un peu an arrière et examinons l’économie « à l’ancienne » – quand les investisseurs achetaient encore des actions… que les gouvernements essayaient encore d’équilibrer leur budget… et que les entreprises devaient encore faire des profits.
L’un de nos lecteurs américains décrit sa ville :
« Lorsque j’ai passé mon bac à Mansfield, dans l’Ohio, en 1949, quasiment tous mes camarades de classe avaient le choix parmi près d’une dizaine de grands manufacturiers pour trouver un emploi et se construire une carrière. Nous avions une grosse usine Westinghouse Electric, Dominion Electric (appareils de table), Mansfield Tire (beaucoup de pneus de marques privées), les pompes Gorman-Rupp, l’usine locale d’Empire Steel, une nouvelle usine de pièces GM, Ohio Brass et un certain nombre d’autres.
Pas besoin d’études universitaires, juste la volonté de travailler huit heures par jour, cinq jours par semaine, pour un salaire plus que correct. La population de la ville tournait aux alentours des 45 000. En restant dans l’une de ces entreprises, vous pouviez rejoindre la classe moyenne avant que votre aîné n’entre à l’école.
Depuis mon bac, la ville est un peu plus petite, mais chacune des usines que j’ai nommées a fermé ! »
Qu’est-il arrivé à Mansfield ? Qu’est-il arrivé aux Etats-Unis ? Qu’est-il arrivé au marché boursier ?
« La financiarisation », dit Dan.
Qu’est-ce que c’est ? Comment est-ce que ça fonctionne ? Est-ce l’avenir… ou une complète fraude ?