La Chronique Agora

Economie russe et contrat social : le coût croissant de la stabilité (2/2)

Russie, Vladimir Poutine, politique, économie

Depuis 2020, le pouvoir russe a accéléré le mouvement en direction d’une société moins libre, avec toujours les mêmes arguments pour soutenir ces évolutions. Jusqu’où ira-t-il ?

Comme nous l’avons vu hier, si le contrat social de l’ère post-soviétique promettait une plus grande liberté pour les citoyens, il a bien vite évolué, jusqu’à être entièrement renouvelé. Le processus a accéléré à partir de 2014 et l’annexion de la Crimée, mais n’était pas encore achevé.

En 2020, l’alourdissement du coût pour la société du pouvoir en place a de nouveau remis en cause sa légitimité, et celui-ci a donc entrepris un nouveau renouvellement du contrat social. Sur fond de pandémie et d’instabilité géopolitique et économique, le pouvoir a poussé encore plus loin les concepts idéologiques et le récit national qu’il avait commencé précédemment à promouvoir et a restreint encore davantage les libertés et droits individuels.

Les élites reprennent les rênes

La répression est devenue la norme, sans même que le pouvoir n’ait à s’en expliquer ou à le justifier face au peuple. Une simple déclaration ou un communiqué d’une phrase sont devenus suffisants. L’intensité de l’effort de propagande a atteint des niveaux totalitaires. L’espace qui était laissé aux initiatives citoyennes et à l’auto-organisation a été réduit à néant.

Les activités et initiatives entrepreneuriales autorisées ont été restreintes aux services domestiques et au travail manuel, la bureaucratie et les élites affairistes affiliées au pouvoir contrôlent ouvertement les ressources budgétaires et leurs initiatives entrepreneuriales ont pour seul but de se constituer des rentes. Un élément important pour la légitimation du nouveau contrat social réside dans le culte de la personnalité du président russe ainsi que dans la suppression de toute possibilité d’alternance électorale.

Cette élimination de l’alternance politique s’est produite d’une part en discréditant de façon irrémédiable les élections libres qui offrent la possibilité de représenter officiellement des opinions et des propositions politiques alternatives et, d’autre part, par une réforme constitutionnelle prévoyant la suppression de la limitation du nombre de mandats consécutifs que le chef suprême a la possibilité d’exercer.

Tout cela a fait basculer la Russie d’un régime que l’on pourrait qualifier d’autocratie douce à une autocratie répressive, flirtant avec la dictature. Plus précisément, nous pourrions même la comparer au modèle original de l’Etat comme bandit sédentaire théorisé par Mancur Olson. A en juger par les statistiques et les indicateurs de mesure indirects, la société russe a accepté le nouveau contrat social.

Toutefois, avec le changement de génération et la multiplication de décisions irrationnelles mettant en évidence l’incompétence des autorités, la société semble de moins en moins souple : le coût marginal pour la société du pouvoir en place commence à s’approcher de sa valeur marginale, à en juger par le nombre sans cesse croissant de citoyens favorables à toute forme d’opposition.

Raviver « l’amour du peuple »

Plus spécifiquement, cet attrait croissant pour l’opposition indique que la cote de popularité du « parti » au pouvoir est en forte baisse à travers toute la société. Cela reste moins vrai en ce qui concerne le président russe. Cela suggère que les conditions et les avantages pour la société d’un tel contrat social sont de moins en moins évidents. Cela suggère aussi l’existence d’un risque d’aggravation de l’instabilité sociale parallèlement à une intensification de la répression menée par l’Etat qui pourrait s’accompagner d’une nouvelle tentative de renouvellement de sa légitimité et de raviver « l’amour du peuple ». Ceci illustre bien le caractère inéluctable des décisions irrationnelles prises par le pouvoir et son utilité décroissante.

En fait, la stabilité du régime dans la situation actuelle et dans l’avenir proche repose sur deux puissants facteurs : la personnalité du président et la stabilité macroéconomique. Le premier facteur explique la confiance de l’écrasante majorité des citoyens et de la bureaucratie dans le chef de l’Etat, fondée sur des sympathies personnelles, des distorsions cognitives sous l’influence de la propagande, un faible niveau d’esprit critique à l’échelle individuelle ainsi qu’un intérêt direct des élites à maintenir l’équilibre et le statu quo.

Le second facteur repose d’une part sur le maintien d’un budget équilibré et des anticipations d’inflation à un faible niveau, et d’autre part sur la préservation du système capitaliste comme base des relations économiques ainsi que la préservation d’une consommation dynamique. Si ces facteurs restent stables, le régime actuel pourra maintenir l’équilibre social et prolonger durablement son existence.

Cependant, dans la réalité, ces deux facteurs commencent à faire dévier la situation de son état d’équilibre. Premièrement, les décisions irrationnelles prises par les autorités se sont multipliées, notamment l’intensification des mesures de répression ainsi que des restrictions sur les droits et libertés individuelles. Ces décisions sont prises sous l’influence de différents groupes en conflit au sein de l’élite elle-même et en l’absence d’indications directes sur ce que souhaite véritablement le public.

D’autre part, le durcissement imposé de la politique fiscale et monétaire (en l’absence de croissance économique et d’un climat des affaires dynamique) sous la forme d’un relèvement de l’âge de départ à la retraite, de l’introduction de nouveaux impôts, d’une augmentation des taux d’imposition et des taux d’intérêt (afin de contrôler l’inflation) ainsi que la baisse inévitable du niveau des revenus et du pouvoir d’achat contribue également à la montée du mécontentement social.

Economie de rente

Par la même occasion, la plupart des mesures mentionnées sont nécessairement annoncées directement par le président lors d’un discours aux citoyens. Cela peut conduire à un sentiment de rupture du contrat, même parmi les segments de la société qui restent les plus loyaux au pouvoir, ce qui signifie que la confiance dans le président risque d’être sapée, réduisant la stabilité du régime dans son ensemble.

En ce qui concerne le facteur de la stabilité macroéconomique, les risques de déséquilibre sont plus faibles. En effet, les réserves de change accumulées, le faible niveau de la dette publique, le potentiel de croissance lié à l’exploitation des ressources en matières premières du pays, ainsi que la préservation d’un système économique capitaliste peuvent contribuer à maintenir la stabilité économique. Cela peut également favoriser un sentiment de stabilité matérielle au sein de la population, même en l’absence de croissance et même si le niveau de couverture sociale reste faible.

Toutefois, compte tenu de la dépendance du budget russe, autrement dit de l’économie de rente, à l’égard des prix des matières premières, ainsi que de la dégradation du climat des affaires et de l’absence d’incitations à entreprendre, les risques de déséquilibre ont considérablement augmenté.

La transition écologique et la numérisation de l’économie mondiale y contribuent dans une large mesure. L’innovation et la technologie, d’une part, et l’importance croissante des énergies alternatives, d’autre part, remettent fatalement en cause à long terme les piliers historiques de l’économie russe, privant ainsi le régime des ressources financières à l’origine de la stabilité macroéconomique.

Nous nous attendons à une poursuite du resserrement de la politique monétaire et fiscale ainsi qu’à de nouvelles initiatives des autorités pour relancer la croissance et restaurer la confiance. Il semble que le principal objectif de telles initiatives soit de plus en plus clair et que les discours employés restent les mêmes : attiser les sentiments patriotiques et « l’amour de la patrie », cultiver les peurs autour de nouvelles « menaces à la sécurité nationale » posées par un Occident présenté comme prédateur dans son ensemble et plus spécifiquement les Etats-Unis, exposer les « ennemis de l’intérieur », et, bien sûr, démontrer que le président reste indispensable quelle que soit la situation. Une nouvelle annexe est ainsi ajoutée au contrat social, valable de telle date à telle date… libre à vous d’ajouter les chiffres exacts.


Article traduit avec l’autorisation du Mises Institute. Original en anglais ici

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