La Chronique Agora

Ukraine : la guerre dont personne ne veut (2/2)

Ukraine, Russie, géopolitique

Entre des Américains qui ne semblent pas très motivés à mourir pour Kiev et une Allemagne qui préférerait garder un approvisionnement facile en gaz, les raisons de partir au front sont limitées. Mais le simple risque de guerre arrange bien les affaires de certains…

Nous l’avons vu hier, malgré les annonces « d’invasion imminente » qui se sont succédées ces dernières semaines, la « méchante » Russie n’a pratiquement aucun intérêt à envahir militairement l’Ukraine, ou annexer la partie la plus russophone de ce pays. Surtout quand les gains seraient très vite compensés par d’énormes pertes, notamment économiques.

Du côté des « gentils », par ailleurs, le véritable rival géopolitique, ce n’est plus la Russie depuis la chute du Mur, mais la Chine, qui s’est emparée du marché mondial des matières premières transformées il y a déjà 20 ans, qui a supplanté sur le plan industriel et médical le Japon, puis les Etats-Unis, puis l’Europe depuis 10 ans, et qui est en train de leur ravir la première place dans de nombreux domaines de haute technologie.

Moscou est ravalé au rang de rival asymétrique qui s’assume comme tel sur l’échiquier mondial : n’étant pas en position de gagner la partie, la Russie s’ingénie à ne pas la perdre, grâce à quelques positions solides en Europe de l’Est, au Moyen-Orient et en Asie.

Les tentatives de déstabilisation se succèdent, mais elles ont jusqu’à présent échoué, même s’il s’en est fallu de peu en Syrie, avec la montée en puissance de l’Etat Islamique sponsorisé au nord par la Turquie et au sud par l’Arabie ou le Qatar, puis au Kazakhstan début janvier.

Comment défendre l’Ukraine ?

Washington et ses nombreux alliés proche-orientaux (on peut rajouter Israël, viscéralement opposé à Damas et à son allié iranien) se sont avérés incapables de liquider la Syrie, même en s’y mettant à quatre (plus l’OTAN en soutien). Symétriquement, les USA et l’OTAN seraient-ils capables d’éviter un démantèlement de l’Ukraine ?

Et si l’Occident – c’est-à-dire Washington – se risquait dans une aventure militaire ukrainienne, cela mobiliserait tellement de moyens (la flotte américaine en Méditerranée, qui ferait mouvement vers la mer Noire, ainsi que celle stationnée dans le Golfe persique) que cela fragiliserait son dispositif en mer de Chine, exposant Taïwan à un éventuel coup de force de Pékin.

Cependant, deux « chances » de mourir à la fois, pour Kiev et pour Taipei, cela en fait une de trop… et probablement deux, parce que l’intérêt économique de ces pays est négatif pour le contribuable américain. Impossible par exemple de lui faire croire à la sécurisation de ses approvisionnements en pétrole, ou à la possibilité d’écarter la menace du développement d’armes de destruction massive, puisque les adversaires du moment les possèdent déjà… et les pousser à les utiliser serait apocalyptique.

Le narratif de guerre froide actuel maintient sous tension la Pologne, les États baltes et la Roumanie, qui ont gardé la hantise – à juste titre, les anciens s’en souviennent – de la tutelle de plomb exercée par l’Union soviétique durant quatre décennies.

Et plus ces pays se préparent à une guerre, sous la pression de l’Ukraine qui masque ses immenses difficultés économiques intérieures par la menace de l’ennemi extérieur (son narratif anti-russe fait toujours écho chez ses voisins de l’ex-URSS), plus le lobby militaro-industriel américain, très influent au Congrès, y trouve des débouchés pour son arsenal et les personnels qui le font fonctionner. Il a donc tout intérêt à retarder le processus de négociation russo-américain.

Les intérêts allemands font pression

L’Allemagne, principale destinataire du gaz russe, vient de se doter d’un nouveau gouvernement de coalition qui semble s’aligner géopolitiquement sur les Etats-Unis. Par exemple, la nouvelle ministre écologiste des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, qui affiche sa volonté de complaire à Washington en poursuivant les manœuvres visant à torpiller le gazoduc Nord Stream 2.

L’Allemagne multiplie les normes administratives et écologiques, puis les demandes de délocalisation (vers son propre territoire) du siège des entreprises russes gérant l’installation et la fourniture de gaz.

Washington, dont la production de gaz de schiste s’accélère, ambitionne ouvertement de devenir le principal fournisseur de GNL (gaz naturel liquéfié) de ses alliés européens et, coïncidence, l’Allemagne vient d’annoncer des investissements massifs dans des terminaux portuaires dédiés au… GNL.

Le Qatar pourrait également devenir l’un des principaux fournisseurs de l’Allemagne, avec la bénédiction de Washington qui presse l’émirat se de se tenir prêt à fournir en urgence un surcroit de gaz à l’Europe, au cas où la Russie suspendrait ses approvisionnements.

Dans un tout autre domaine – mais qui revêt une forte valeur symbolique –, Berlin vient d’ordonner à la ZAK (le régulateur des médias allemand) d’interdire la diffusion de la chaîne russe Russia Today (RT) en allemand, lancée le 16 décembre dernier, que ce soit par le biais d’une diffusion satellitaire, via un site internet ou une application mobile, au prétexte que cette chaîne est un « porte-voix » du Kremlin.

Autre signe de durcissement vis-à-vis de la Russie, le vice-amiral et commandant en chef de la marine allemande, Kay-Achim Schönbach, vient d’être limogé pour avoir rappelé une évidence lors d’une table ronde géopolitique organisée par une chaîne indienne : « La presqu’île de Crimée ne redeviendra pas ukrainienne, c’est un fait. » Il a même affirmé au cours de ce débat que « l’idée d’une invasion de l’Ukraine est assez absurde » et dans la foulée que « Vladimir Poutine souhaite être respecté et qu’il mérite probablement ce respect ».

Le ministère de la Défense allemand a vite fait une mise au point très claire : ces propos « ne correspondent pas du tout à notre position, [le vice-amiral Schönbach] a donc quitté ses fonctions ».

Avec qui négocier ?

Alors que la France a été jusqu’ici tenue à l’écart des initiatives américano-britanniques, Emmanuel Macron a rencontré Vladimir Poutine à Moscou le 7 février avant rendre visite au président ukrainien Volodymyr Zelensky le lendemain. Des visites qui n’ont pas donné grand-chose, en dehors d’assurances que les discussions continueraient.

Du point de vue de Washington et de Londres (Boris Johnson voue une rancœur personnelle tenace à l’encontre d’Emmanuel Macron), la France est devenue un acteur secondaire, pour ne pas dire subsidiaire, du grand redéploiement stratégique à l’œuvre en Europe et en Eurasie occidentale.

La position française, plutôt favorable au projet Nord Stream 2 (comme Angela Merkel, avant qu’elle passe la main à Olaf Scholz) a porté le coup de grâce au peu de confiance que Joe Biden accordait au président français, lequel se retrouve en effet un peu seul après le récent revirement allemand.

C’est en quelque sorte le piège parfait : soit la France se mettait en porte à faux avec Angela Merkel et Vladimir Poutine, soit avec Joe Biden et Boris Johnson… et le protagoniste « joker », c’était Olaf Scholz.

En prenant position sur Nord Stream 2, Emmanuel Macron avait toutes les chances de se fâcher avec la moitié des protagonistes… les caprices de la politique allemande font que c’est désormais trois sur quatre.

Il ne lui reste comme interlocuteur de bonne volonté que Vladimir Poutine… le méchant de l’histoire.

Parvenir à regagner la confiance et l’estime des Etats-Unis et de l’Allemagne, tout en pacifiant durablement le dossier ukrainien, relèverait de l’exploit.

Aucun protagoniste n’a intérêt à ce qu’un conflit éclate, mais tous semblent avoir intérêt à laisser croire qu’une guerre est imminente. Y compris Vladimir Poutine, qui trouve là un moyen de détourner l’attention des difficultés économiques internes à la Russie. Difficultés que reflète le principal indice de la bourse de Moscou : à son creux du 25 janvier, le RTS était en chute de 33% depuis fin octobre et de 20% depuis le 1er janvier, malgré un pétrole au plus haut depuis 9 ans.

Malgré la tension mise en avant par les médias occidentaux, l’indice de la Bourse de Moscou s’est bien remis depuis, reprenant près de 20% en trois semaines.


[NDLR : cet article a été originellement publié dans le numéro mensuel de février de La Lettre des Affranchis. Vous pouvez retrouver plus d’informations sur cette publication et comment s’y abonner en cliquant ici.]

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile