La Chronique Agora

La théorie du méchant

guerre, Ukraine, Woodrow Wilson

Qui sont les méchants de l’histoire ? Une théorie permet de le déterminer très simplement.

« Plus de 100 chars russes détruits à Vuhlehar », rapporte un gros titre.

« Les soldats russes meurent en masse, implorant l’aide de Poutine », selon CNN.

Et voici ce que nous rapportait récemment Bloomberg :

« Selon Oleg Deripaska, la Russie risque de manquer d’argent en 2024. »

Mais attendez… qui sont les méchants ? Et pourquoi cela nous intéresse-t-il ?

La théorie des méchants (NDLR : BGT, « Bad Guy Theory », en anglais) a été développée par nos soins, pour nous moquer de ceux qui pensent que les individus peuvent être très clairement divisés entre les bons et les méchants. Le vrai et le faux. Le « nous » contre « eux ».

Nous sommes contre… les méchants

L’expression « bad guys » a gagné en popularité lors des tristes guerres américaines en Irak, en Syrie, en Libye et en Afghanistan. Les porte-parole militaires n’arrivaient pas à suivre le rythme des constantes mutations au sein de ces pays. Etait-ce ISIS que nous combattions, ou les talibans ? Les chiites… ou les houthis ?  Les terroristes ou les défenseurs de la liberté ?

Conscients que les « ennemis du jour » changeaient sans cesse et que, de toute manière, cela ne faisait pas vraiment de différence de savoir qui ils tuaient, ils se sont résignés à appeler les morts de la même façon : « les méchants ».

Pendant la Première Guerre mondiale, les Allemands sont devenus les « méchants ». Qu’avaient-ils fait ? L’Allemagne a déclaré la guerre à la France, qui était alliée à la Russie. Ils ont déclenché le plan Schlieffen, par lequel l’Allemagne espérait éviter une redoutable « guerre sur deux fronts » en éliminant rapidement les Français.

Au départ, il s’agissait d’une guerre européenne plutôt classique… dans laquelle les deux camps combattaient jusqu’à la mort sans raison apparente et sans grand enjeu. Les Etats-Unis n’avaient rien à faire là-dedans.

Mais « la guerre est la santé de l’État », comme l’a écrit Randolph Bourne. Et l’administration du président Woodrow Wilson était déterminée à se mettre en forme avec quelques exercices européens. La guerre n’a pas fait de mal aux médias non plus. La presse a publié des histoires abracadabrantes, affirmant que les Huns transperçaient des bébés belges avec leurs baïonnettes… et violaient des dizaines de religieuses françaises. Rien de tout cela n’était vrai.

A l’époque comme aujourd’hui, la presse s’est empressée de soutenir des fantasmes – que la guerre allait « rendre le monde plus sûr pour protéger la démocratie », ou qu’il s’agissait d’une « guerre pour mettre fin à toutes les guerres ».

Tout ce que vous aviez à faire était tuer les méchants.

La guerre de M. Wilson

Si seulement c’était aussi facile… Mais c’est bien le problème de la théorie du méchant : c’est une absurdité dangereuse qui ne séduit que les personnes simples d’esprit. Les gens ne sont ni toujours bons, ni toujours mauvais… mais ils sont toujours influençables. Et le plus grand progrès jamais réalisé dans la société occidentale a probablement été l’abandon de cette théorie.

« Jésus nous a appris qu’il fallait haïr le péché, mais aimer le pécheur », explique notre beau-frère, un prédicateur baptiste.

Au lieu de juger la personne comme étant intrinsèquement bonne ou mauvaise, les gens civilisés ont commencé à juger ses actes. Ce n’était pas « qui » vous étiez qui importait, mais « ce » que vous faisiez. Vous n’étiez pas automatiquement coupable parce que vous étiez juif ou républicain. Et vous n’étiez pas automatiquement bon parce que vous étiez noir, ou que vous couchiez avec quelqu’un du même sexe. Le juge éclairé s’en fichait. Il ne se demandait pas si c’était « bon d’être blanc ». Il voulait juste savoir où vous étiez la nuit où la fille avait été tuée.

Mais le président Wilson n’a pas appelé de témoins. Il n’a pas convoqué de tribunal. Il n’a présenté aucune preuve, à aucun jury, et n’a attendu aucun verdict. Au lieu de cela, il a envoyé des troupes américaines en Europe.

Wilson croyait que les soldats américains rejoindraient le front comme des anges exterminateurs, frappant les méchants en Allemagne et sauvant ainsi la civilisation. Ensuite, lui – l’archange Woodrow – remettrait les choses en ordre… avec la liberté, la justice et la démocratie… et une Société des Nations pour garantir qu’il n’y aurait plus jamais de guerre, plus jamais.

(Note historique : La charte de la Société des Nations – ou du moins une version de celle-ci – aurait été rédigée dans ce qui est maintenant notre bureau à Baltimore.)

« Sommes-nous les méchants ? »

Pauvre St. Woodrow. Il est arrivé au Havre avec ses 14 points, ses propositions pour la paix. Les Européens l’ont ignoré. Et se sont moqués de lui.

« Dieu, après tout, s’est contenté de 10 commandements », aurait remarqué le président Clemenceau. Après quelques dîners d’Etat et quelques manœuvres diplomatiques, les Européens sont retournés à leurs querelles et coups bas habituels.

L’entrée en guerre de Wilson a apporté de la viande fraîche à l’abattoir. Elle a prolongé la tuerie de deux ans… et a provoqué la mort de 10 millions de personnes supplémentaires. Cette contribution au massacre a valu à Wilson un prix Nobel de la paix en 1919.

L’Allemagne n’a pas seulement été battue, mais humiliée, et affamée. Puis, plutôt que de rétablir une économie saine et honnête, avec un gouvernement pacifique, les Allemands ont cherché de nouvelles confrontations.

Pendant ce temps, les empires russe et austro-hongrois se sont effondrés. Cela a provoqué le chaos, la pauvreté… et a créé l’occasion pour les « améliorateurs du monde » – comme Kamenev, Trotsky et Lénine – de faire de cette société civilisée une épave encore plus grande. En 1945, 80 millions de personnes supplémentaires étaient mortes, et toutes n’étaient pas des méchants.

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