La Chronique Agora

Quand la guerre devient une réalité

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Les débats théoriques sur la guerre économique ont désormais des faits sur lesquels se baser. Par exemple les sanctions visant la Russie depuis un an, et ses exportations de pétrole en particulier.

Depuis sept ans, j’anime un séminaire sur l’art de la guerre financière au U.S. Army War College.

C’est toujours un plaisir et un défi, car mon auditoire est rempli de gens très intelligents. Ce sont des personnes sérieuses, particulièrement vives d’esprit, que toute entreprise de premier plan rêverait de compter dans ses rangs. Ils mettent à mal l’adage populaire selon lequel l’intelligence militaire serait un oxymore.

Je peux vous l’assurer, ce n’est pas vrai.

J’ai généralement 12 élèves provenant de tous les corps de l’armée (armée de terre, marine, infanterie de marine, armée de l’air et garde côtière), ainsi que des civils du département d’Etat, de la CIA et d’autres agences gouvernementales.

Ils se trouvent généralement en milieu de carrière et ont environ 35 ans. Certains sont plus vieux et possèdent le rang de lieutenant-colonel, de commandant ou de pilote de chasse.

J’ai même eu l’un des vrais « Topgun » de la U.S. Navy Fighter Weapons School dans ma classe. Un type génial.

Enfin une vraie guerre pour débattre

Les étudiants sont triés sur le volet dans le cadre du Advanced Strategic Arts Program. Ils suivent une formation accélérée pour accéder à des positions de haute direction au sein de commandements de combat ou du Conseil de sécurité nationale.

Mon séminaire 2023 arrive à grands pas. J’ai hâte de voir ce qui émergera de nos échanges. Il s’est passé tellement de choses ces douze derniers mois.

Mon séminaire 2022 a été le plus intéressant jusqu’à présent, car j’ai expliqué aux étudiants qu’après avoir passé six ans à étudier d’hypothétiques guerres financières, nous avions enfin droit à une vraie guerre pour alimenter nos débats.

Je parle bien entendu de la guerre en Ukraine.

Les sanctions financières que les Etats-Unis et leurs alliés ont imposées à la Russie sont extrêmes et sans précédent. L’économie russe a été coupée en grande partie de l’économie mondiale.

La Russie a été exclue du système mondial de télécommunications financière SWIFT, ce qui constitue un événement majeur. De nombreux établissements bancaires, oligarques et entreprises russes ont été placés sur une liste noire de tiers avec lesquels les pays occidentaux n’ont pas le droit de faire affaires. On y retrouve Gazprom (le plus grand producteur russe de gaz naturel), entre autres.

Joe Biden a également interdit les exportations de semi-conducteurs et de technologies de pointe vers la Russie.

Tout cela nous a permis de discuter des conséquences sur le monde réel au lieu de nous contenter de scénarios de jeu de guerre. J’ai expliqué aux étudiants que les sanctions américaines seront des échecs retentissants.

J’ai expliqué que non seulement, elles ne permettront pas de dissuader la Russie, ni même de provoquer des dégâts économiques notoires, mais qu’en plus, les États-Unis subiront un retour de bâton qui affaiblira leur position économique dans le monde. La plupart des étudiants étaient très sceptiques.

C’est normal, c’est ainsi que fonctionnent les séminaires. Ce sont des moments de discussion, avec beaucoup d’interaction et de débat. Il ne s’agit en aucun cas d’un cours magistral.

Les séminaires de ce type sont censés tirer le meilleur de chacun pour ne rien laisser de côté. Cela étant dit, ma prévision s’est révélée juste.

La Russie n’est pas un punching bag

Toutes sanctions cumulées, de nombreux observateurs s’attendaient à une contraction du PIB russe de l’ordre de 25% en 2022. C’est énorme. Mais l’économie russe a connu une contraction minime en 2022, et non pas l’effondrement que beaucoup prédisaient. Les prévisionnistes les plus optimistes pensent que l’économie russe fera mieux que l’économie américaine en 2023.

Pourquoi ai-je réussi à prédire que les sanctions ne fonctionneraient pas alors que de nombreux « experts » se sont trompés ?

La réponse est que je savais que la Russie n’était pas un punching bag, qui encaisserait les coups sans mettre en place des mécanismes pour contourner les sanctions.

Par exemple, comme je l’ai expliqué à la promotion de l’an dernier, il est facile d’échapper aux sanctions, même dans un monde de surveillance par satellite et de localisation par GPS.

Les Etats-Unis et l’Union européenne ont interdit l’achat de pétrole russe acheminé par des pétroliers, sauf s’il peut être acheté un prix inférieur à un prix plafond fixé de manière arbitraire par les Etats-Unis. Cette interdiction sur les exportations de pétrole à prix fort a été mise en œuvre de force, en privant les transporteurs d’assurance et en empêchant les pétroliers transportant du pétrole russe de réaliser du commerce avec tout pays ayant adhéré aux sanctions.

Janet Yellen commence-t-elle à comprendre ?

Les observateurs avisés du commercial international savent qu’il est facile de contourner les sanctions. Les seuls qui ne savent pas à quel point cela est facile sont ceux qui, comme Janet Yellen, qui ont passé toute leur carrière dans un cocon gouvernemental et n’ont jamais travaillé dans le monde réel du commerce international.

Peut-être commence-t-elle enfin à comprendre. Janet Yellen a admis que le fait d’utiliser le dollar comme une arme pourrait provoquer sa destruction, puisque les adversaires des Etats-Unis chercheront des alternatives. J’ai expliqué cette dynamique au Pentagone et au Trésor il y a dix ans de cela. Les cancres de la classe commencent enfin à comprendre.

Même lorsque la guerre cinétique sera finie, la guerre économique continuera et les effets sur l’économie mondiale (pas uniquement sur l’économie russe) perdureront pendant des décennies.

Même maintenant, le dollar est remplacé aux quatre coins du monde comme devise de paiement par le rouble, le yuan, la roupie indienne et d’autres devises de marchés émergents.

Je l’avais prédit il y a des années

En 2009, j’avais participé au premier jeu de guerre financière de l’histoire organisé par le Pentagone. Ce jeu de guerre a été organisé au Warfare Analysis Laboratory of the United States (nom de code : WALRUS), organisme top secret situé dans l’Applied Physics Laboratory, à mi-chemin entre Washington et Baltimore.

J’en ai parlé en 2011 dans les chapitres 1 et 2 de mon livre Currency Wars. Le scénario que j’avais présenté à l’époque reposait sur l’idée que la Russie et la Chine accumuleraient d’importantes réserves d’or, qu’elles les mutualiseraient et qu’elles lanceraient une nouvelle monnaie numérique arrimée à l’or remplaçant le dollar.

La Russie et la Chine exigeraient alors que tout achat d’énergie russe ou de biens manufacturés chinois soit réalisé dans cette nouvelle monnaie. Il s’agirait d’une tentative manifeste de se libérer de l’hégémonie du dollar et de se protéger des sanctions économiques en dollars.

Evidemment, c’est exactement ce qui se passe actuellement.

La banque centrale russe vient d’annoncer que ses réserves de change et d’or s’élèvent à 600 Mds$. Ce n’est que 30 Mrd$ de moins qu’avant la guerre et ces réserves continuent à augmenter. La Russie a réussi cet exploit alors même qu’elle était confrontée aux sanctions les plus agressives de son histoire.

Je prendrai bien soin d’expliquer ça à ma prochaine promotion d’élèves. Espérons qu’ils prendront rapidement les commandes du pays.

Ce fonctionne-t-il ? Non.

L’émergence d’une « flotte fantôme »

Une « flotte fantôme » a vu le jour, qui transporte le pétrole russe malgré les sanctions. Les cargos ont été vendus par d’anciens propriétaires à de nouveaux propriétaires dont le nom et l’adresse restent inconnus.

Ces pétroliers peuvent désactiver la localisation GPS pendant qu’ils naviguent. Les opérateurs maritimes déménagent leurs bureaux fréquemment. Les assurances sont fournies par des syndicats ad hoc qui mutualisent leurs ressources ou peuvent obtenir des réassurances en passant par des sociétés écrans.

Certains services peuvent être obtenus auprès de pays comme l’Inde et la Chine, qui n’ont jamais adhéré au régime de sanctions. En bref, rien ne change en ce qui concerne les exportations de pétrole russe, hormis quelques contraintes administratives et la rémunération des intermédiaires.

Cette technique a été perfectionnée par le célèbre trader de matières premières Marc Rich dans les 1990, afin d’aider l’Irak à exporter du pétrole lorsque Saddam Hussein et l’Irak étaient la cible de sanctions. Rich a gagné en fortune.

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