C’est une véritable ménagerie qui a débarqué dans l’économie mondiale – mais quelle est la nature exacte de l’animal qui menace le système ?
Jusqu’en ce début d’année, nombre de commentateurs financiers pensaient avoir tout vu. Depuis la crise des subprime, les banques centrales s’étaient progressivement substituées aux forces du marché à grands renforts de ZIRP, QE et autres (T)LTRO.
Nos économies occidentales étaient ainsi passées d’un capitalisme relativement libéral à un « système capitaliste financiarisé monopolistique d’Etat et de banques centrales réunies » planifié centralement, pour reprendre l’expression de Bruno Bertez.
On nous racontait que nos grands planificateurs monétaires avaient réduit le cycle économique à l’état de vestige du passé, et que la phase d’expansion allait se poursuivre sans plus connaître de limites.
Les marchés ne devaient plus s’arrêter de monter en direction d’un nouveau « haut plateau permanent », pour reprendre une expression d’Irving Fisher passée à la postérité. Tant pis pour la courbe des taux qui signalait que la récession pointait son nez : cette fois, c’était « différent ».
Un peu comme Thierry Roland en 1998, d’aucuns se disaient qu’après avoir vu ça, on pouvait « mourir tranquille ».
Puis le coronavirus est venu nous rappeler à la réalité – un instant, en tout cas. Finalement, nous ne sommes peut-être pas encore arrivés à la fin de l’Histoire financière. La crise économique qu’ont déclenchée la plupart des gouvernements en confinant leurs populations nous a fait entrer dans une nouvelle phase de la Crise, celle que Bruno Bertez écrit avec un « C » majuscule.
En effet, l’action des autorités publiques, du moins pour ce qu’on en a vu depuis fin février, risque de finir par reléguer les ressorts traditionnels de l’entreprise privée en marge de nos sociétés.
L’ère qui s’ouvre devant nos yeux nous fait basculer dans un nouveau régime de gestion de la Crise. Les autorités publiques n’ont cessé d’empoisonner le système capitaliste libéral depuis 2008 ; il s’agit désormais de le déclarer mort et de l’enterrer.
Avant de voir comment les choses pourraient tourner, prenons quelques instants pour mettre en perspective les trois derniers mois qui viennent de s’écouler.
Retournons nous promener du côté de chez les Swans
Depuis le début de la crise sanitaire, les commentateurs usent et abusent de la métaphore du « cygne noir » pour caractériser l’effet du Covid-19 sur le système économique et financier.
Mais est-ce bien à ce genre d’événement que nous avons assisté ?
Commençons si vous le voulez bien avec un succinct rappel théorique, issu de la synthèse que je vous avais proposée du rapport In Gold We Trust 2017 :
« Stöferle et Valek distinguent entre trois types de cygnes :
– les cygnes noirs : il s’agit des risques auxquels il est presque impossible de se préparer tant ils sont difficiles à imaginer et dont la matérialisation, hautement improbable, a des conséquences extrêmes ;
– les cygnes gris : il s’agit des risques dont la matérialisation est également hautement improbable et qui donnerait lieu à des conséquences extrêmes, mais qu’il est possible d’imaginer car des événements similaires se sont déjà produits dans le passé. Il est par conséquent possible de s’y préparer ;
– les cygnes blancs : ‘il s’agit d’événements auxquels on peut s’attendre, peu importe qu’ils soient probables ou non’. »
Peut-on classer le coronavirus dans l’une de ces catégories ? Pour se faire une idée sur la question, autant demander l’avis de celui qui les a conçues.
Interviewé sur Bloomberg le 31 mars, Nassim Taleb a fait la déclaration suivante :
« Le fait que Singapour ait été préparée à une action défensive et préventive contre le Covid-19 témoigne du fait que la pandémie actuelle n’est pas un cygne noir. »
L’auteur du Cygne Noir, Nassim Taleb, affirme que la pandémie de Covid-19 n’est pas un cygne noir
Eh oui : si Singapour était prête, notre Etat aurait pu l’être aussi – et bien d’autres avec lui. Le terme de « cygne noir » doit donc être écarté.
Et Taleb de poursuivre : « Tout au plus, c’est un cygne gris. »
Voilà qui n’est pas très satisfaisant, comme qualification, n’est-ce pas ?
Heureusement, notre Autrichien préféré a creusé la question.
Les rhinos gris, ces menaces très probables, à fort impact mais négligées
Le 21 avril dernier, Ronald Peter Stöferle revenait sur ces concepts dans le cadre de son intervention lors du World Gold Forum 2020 (confiné). Le gérant et managing partner d’Incrementum AG confirmait que les concepts forgés par Nassim Taleb ne collent pas vraiment à ce qui vient de nous tomber sur le nez.
A cet égard, ce serait plutôt vers les « rhinos gris » qu’il faudrait se tourner…
Vous ne connaissiez pas ? Vous n’êtes pas le seul, j’ignorais moi aussi tout de ces bêtes à cornes jusqu’au visionnage de l’intervention de Stöferle.
Il s’agit d’un concept forgé par Michele Wucker, une analyste politique américaine spécialisée dans l’anticipation des crises. Elle a introduit ce terme lors de son intervention au Forum économique mondial de Davos en janvier 2013, avant de formaliser sa pensée dans le livre Gray Rhino: How to Recognize and Act on the Obvious Dangers We Ignore [« Rhinocéros gris : comment reconnaître et agir sur les dangers évidents que nous ignorons », NDLR.]
Un rhino gris désigne une menace très probable et à fort impact mais négligée, ce qui décrit parfaitement la crise de la dette grecque de 2012, l’événement qui a inspiré ce concept à Michele Wucker. Autant dire que nous risquons d’en entendre parler à nouveau…
Comme le relève Ronald Stöferle :
« Compte tenu de ce que nous savons des pandémies et de la probabilité croissante de leur apparition, les épidémies sont très probables et ont un impact élevé. »
Avec le coronavirus, on a donc bien affaire non pas à un cygne de quelque couleur que ce soit, mais à un rhino gris.
La paille et la poutre
Pourtant, le terminologie talebienne reste bien applicable dans la crise actuelle. Mais ce n’est pas au virus qu’elle trouve à s’appliquer…
Ça y est, vous commencez à apercevoir le cygne noir ? Non, toujours pas ? Il est pourtant chaque jour sous vos yeux dans les journaux, à la radio, à la télé !
Eh oui, comme le conclut Stöferle :
« Le Covid-19 n’est pas un cygne noir. Les actions des politiciens et des banquiers centraux et leur impact sur l’économie réelle, les entreprises, la richesse, notre société et les marchés financiers : c’est ça, le cygne noir. »