Gabriel Boric a été élu président du Chili en décembre dernier, à l’issue d’une campagne durant laquelle il a promis la mort du néolibéralisme dans le pays. Ira-t-il jusqu’à menacer la prospérité du Chili, fondée depuis les années 1970 sur l’économie de marché ?
Lors de sa victoire aux primaires de gauche face à un candidat communiste, Gabriel Boric, le président nouvellement élu du Chili qui a été pendant de nombreuses le leader de l’opposition, a juré que « si le Chili a été le berceau du néolibéralisme, il sera aussi sa tombe ».
Bien que le terme de néolibéralisme ne soit pas clairement défini, Boric n’a pas hésité au cours de sa carrière à pointer du doigt les politiques auxquelles il s’oppose. Nous pouvons donc aisément en déduire ce qu’il veut dire par là. Que ce soit la réduction des impôts et du nombre de réglementations, ou le libre-échange et l’assouplissement du contrôle des flux de capitaux, Boric s’y oppose.
Des politiques qui ont enrichi le pays et ses habitants
Ironiquement, ce sont précisément les politiques que le pays a adoptées à partir des années 1970 afin de s’enrichir. Par exemple, depuis 1970, le PIB du Chili a été multiplié par cinq, et il a augmenté en moyenne de 5% par an entre 1990 et 2018, depuis la fin de la dictature de Pinochet. Au cours de la seconde moitié de cette période, le taux de pauvreté a été divisé par quatre, pour atteindre 9%.
À première vue, il peut donc sembler étrange qu’un fervent défenseur de la justice sociale, pour qui la réduction de la pauvreté doit être l’un des principaux objectifs, s’oppose à des politiques qui ont permis au Chili de s’enrichir. Et il peut sembler encore plus étrange que les Chiliens aient voté pour lui.
Alors comment Boric a-t-il pu être élu et quel est son message ?
Tout d’abord, Boric fait ostensiblement référence à l’influence exercée dans les années 1970 par des économistes de l’université de Chicago sur les politiques publiques du Chili et son modèle de développement économique.
L’université de Chicago, qui a donné naissance à plusieurs courants de pensée qui se sont coalisés sur des sujets tels que les réglementations, les échanges commerciaux ainsi que la politique monétaire et fiscale, a effectivement formé certains étudiants qui ont ensuite travaillé pour l’État chilien. Boric accuse peut-être également l’école autrichienne et les nombreuses conférences données par Ludwig von Mises ainsi que Friedrich. Hayek, qui préconisaient des politiques similaires à celles des « Chicago Boys », d’avoir eu une influence sur l’orientation du pays.
Mettre l’ensemble de ces penseurs dans le même sac en les qualifiant de « néolibéraux » – ce que Boric n’est pas le seul à faire – est cependant problématique lorsqu’on veut essayer de comprendre ce qu’il cherche à renverser.
Un concept trop large
En tant que paradigme, le « néolibéralisme » souffre d’une élasticité chronique, étant depuis son origine fondamentalement ambigu. En effet, l’expression est probablement le plus souvent utilisée comme un terme péjoratif par ceux qui, à gauche, cherchent à accuser les membres plus au centre de leur coalition politique de sympathies pour les grandes entreprises.
Cela étant dit, dans son sens le plus large et le plus communément admis, le « néolibéralisme » fait référence à la croyance en la nécessité de déréglementer les marchés, d’éliminer les contrôles sur les flux de capitaux ainsi que sur les salaires et de réduire les barrières commerciales. N’importe qui se situant entre Mises et Bill Clinton peut ainsi être étiqueté comme néolibéral, d’où la faiblesse de ce label dans une optique analytique.
Mais, même en acceptant d’accorder à Boric l’utilisation de ce terme qu’il a choisi pour désigner l’ensemble de politiques auxquelles il s’oppose, pourquoi voudrait-on se détourner des politiques qui ont fait du Chili le pays le plus prospère de sa région ?
Comme nous l’avons évoqué précédemment, les preuves de leur succès semblent indéniables. Alors même que des pays voisins tels que l’Argentine et le Brésil étaient en proie à une inflation chronique et à des crises économiques à répétition, le Chili connaissait une période de stabilité et de prospérité. Sous la surface, cependant, tout n’allait pas pour le mieux.
Une économie extrêmement inégale
Dans l’ensemble, les Chiliens ont deux sujets de mécontentement principaux. Premièrement, bien que l’économie ait connu une croissance robuste, ces gains ont eu tendance à se concentrer au sommet de la pyramide des revenus et dans les métropoles côtières. Même si le niveau de vie relatif des Chiliens a continué d’augmenter, le coefficient de Gini, qui mesure le niveau de concentration des richesses, s’est dégradé au cours de cette période. En fait, il est même encore plus bas qu’aux États-Unis.
Ce sujet s’est révélé être un facteur de ralliement particulièrement fort autour de la candidature de Boric. La participation citoyenne et la confiance dans le gouvernement se sont également érodés, étant donné que le duopole centriste qui dominait la vie politique chilienne a poussé à un nombre croissant d’électeurs à s’en désintéresser.
Quoi qu’on puisse penser du bien-fondé de ces mécontentements (même si les citoyens chiliens restent en moyenne mieux lotis que les citoyens d’Etats voisins tels que le Brésil et l’Argentine), il ne faudrait pas que la situation du pays s’envenime davantage.
Des manifestations massives ont secoué le pays à de nombreuses reprises au cours de la dernière décennie, et cela a fini par entraîner un retour de bâton contre l’un des Etats les mieux gérés de la région, ce qui s’est traduit par la victoire écrasante d’un sympathisant communiste, qui veut augmenter massivement les impôts, restreindre les activités minières rentables et réserver aux travailleurs la moitié des sièges des conseils d’administration des entreprises.
De simples promesses ?
En tout cas, c’est ce que Boric proposait lors du lancement de sa campagne, et notamment durant la primaire entre les candidats de gauche. Puis, à l’approche du second tour de ces élections décisives, il s’est rapproché du centre.
Toutefois, qu’il soit véridique ou le résultat d’un calcul politique, ce revirement risque d’être moins important que le récit qu’il a travaillé si dur jusqu’à présent à construire.
Même si, comme le rapporte le magazine The Economist, il écoute de plus en plus des économistes plus modérés qui ont rejoint récemment son équipe de campagne, leurs recommandations, économiquement rationnelles, risquent de s’avérer politiquement impossibles, précisément en raison de l’atmosphère que Mr Boric a contribué à créer.
Le Chili n’est confronté à aucun problème grave que des réformes modérées ne pourraient résoudre. Au-delà des étiquettes douteuses qu’il emploie, Mr Boric n’a fait que critiquer les politiques qui ont pourtant fait la richesse du pays.
Si les élites centristes qui ont monopolisé ensemble le pouvoir pendant 30 ans portent bien une part de responsabilité pour ne pas avoir réagi à certains problèmes qui se sont clairement aggravées, les Chiliens devraient retenir leur souffle en attendant la suite des événements.