Notre transition énergétique se fait à la merci de luttes d’influences qui dépassent largement nos intérêts.
La transition énergétique est fréquemment présentée comme un moyen pour l’Europe de retrouver sa souveraineté.
Il est vrai que nos importations d’hydrocarbures couvrent 55% de nos besoins énergétiques. Cette dépendance à l’énergie importée aggrave notre balance commerciale et nous oblige à toutes les compromissions avec des pays inamicaux. Rien qu’en France, la facture énergétique a représenté 115 Mds€ en 2022. Un chiffre en hausse de 150% par rapport à 2021, et qui représente l’équivalent des recettes cumulées de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés.
Disposer d’une énergie renouvelable et produite localement sur le Vieux Continent améliorerait sans nul doute notre situation comptable et géopolitique. Même les caractéristiques défavorables des énergies renouvelables (sensibilité au lieu d’installation, intermittence) pourraient paradoxalement renforcer l’Europe en obligeant à une intégration plus poussée des Etats-membres. Répondre aux besoins des consommateurs du continent de manière fluide avec de l’électricité provenant aussi bien des fermes photovoltaïques espagnoles que des méga-champs d’éoliennes en mer du Nord nécessitera de construire un réseau pan-européen de taille inédite. Cette « grille 2.0 » offrira aux acteurs économiques une stabilité d’approvisionnement qui deviendra un luxe dans les prochaines décennies.
Mais tant que cet objectif d’auto-suffisance n’aura pas été atteint, la transition énergétique ne sera pas un gage d’indépendance envers les producteurs d’énergies fossiles. Bien au contraire, elle reviendra à nous imposer une nouvelle servitude – cette fois-ci envers les pays producteurs de métaux.
L’Europe toujours plus dépendante
Nous avions douloureusement réalisé, lors du premier choc pétrolier de 1973, à quel point nous dépendions des pays de l’OPEP. Cette prise de conscience brutale a conduit l’Europe de l’Ouest à faire évoluer son mix énergétique pour inclure progressivement plus de nucléaire et de gaz naturel.
Les deux dernières années nous l’ont fait oublier, mais l’augmentation continue des importations de gaz russe avait été voulue pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre et nous affranchir de l’influence des pays du Moyen-Orient.
La guerre en Ukraine et la bascule de notre consommation vers le gaz liquéfié n’a en aucun cas augmenté notre indépendance : outre le Qatar et la Norvège, ce sont surtout les Etats-Unis qui ont répondu à la demande européenne depuis l’été 2022. Ce sont eux, désormais, qui ont le droit de vie ou de mort sur notre économie grâce au robinet du GNL.
De son côté, la construction à tour de bras de nouvelles capacités de production d’électricité renouvelable, si vertueuse qu’elle soit à long terme, fait bondir la demande en métaux dans toute la chaîne de valeur.
Eoliennes, panneaux photovoltaïques, infrastructures de stockage et distribution d’électricité, véhicules propres : toutes ces constructions dites « vertes » sont consommatrices de métaux. Que leur production soit faite sur notre territoire ou qu’il s’agisse d’importations, la quantité de lithium, nickel, cobalt, germanium et autre gallium qu’elles nécessitent est sans commune mesure avec les capacités européennes.
Ces besoins croissants nous poussent dans les bras d’un pays qui a, ces dernières années, fait main-basse sur le marché mondial des métaux de la transition énergétique : la Chine.
L’AIE tire la sonnette d’alarme
Les connaisseurs du secteur de l’énergie mesurent la portée du symbole : c’est à l’Agence internationale de l’énergie (AIE) que nous devons le dernier rapport exhaustif sur le marché des métaux critiques.
Créée à l’origine pour gérer les flux internationaux d’hydrocarbures (notamment de pétrole) pour sécuriser l’économie mondiale, l’AIE se préoccupe désormais de la disponibilité des métaux utilisés dans la course vers le zéro carbone.
Il y a deux ans, son rapport sur le décalage criant entre les besoins en métaux et l’offre mondiale avait sonné comme un signal d’alarme. Depuis, ses hypothèses ont été largement vérifiées comme le prouvent les derniers chiffres.
Entre 2017 et 2022, la consommation de cobalt a augmenté de 70%. Celle de lithium a triplé, et devrait être multipliée d’un facteur 10 à 40 d’ici à 2040. Globalement, le marché mondial des minéraux critiques a déjà doublé au cours des cinq dernières années pour atteindre 320 Mds$… le tout au grand bénéfice de l’empire du Milieu.
Alors que ce métal est relativement bien réparti sur la planète, la Chine raffine aujourd’hui 60% du lithium vendu dans le monde. Cette situation hégémonique ne devrait pas s’inverser à moyen terme. Malgré les annonces fracassantes des USA dans le cadre de l’Inflation Reduction Act (IRA), ou de l’Europe avec le Critical Raw Material Act, la Chine accueille, dans ses frontières, la moitié des projets d’usines de lithium. Sa capacité de production devrait donc augmenter au moins aussi vite que la capacité mondiale, lui assurant une part de marché stable.
La situation est encore plus critique sur les métaux rares, comme le germanium ou le gallium. A partir du 1er août, les exportations de ces minerais seront soumises à l’aval de Pékin. Sans eux, impossible de produire des circuits intégrés, des LED, des transformateurs de puissance efficaces, des panneaux photovoltaïques, ou des fibres optiques. Sachant que la Chine produit 60% du germanium et 90% du gallium utilisés sur la planète, notre transition énergétique sera impossible sans ces métaux dont la production ne dépasse pourtant pas les 980 tonnes par an !
Même l’approvisionnement en métaux plus courants comme le nickel et le cobalt, qui ne dépend pas directement de la Chine, pourrait s’avérer difficile tant ces marchés sont concentrés. L’Indonésie produit à elle seule 1,6 millions de tonnes de nickel sur les 3,3 millions de tonnes consommées sur la planète chaque année – la seconde marche du podium, occupée par les Philippines, ne représentant que 0,33 million de tonnes. Le marché du cobalt est encore plus monopolistique avec 84% de la production mondiale en provenance de la République démocratique du Congo.
Pour l’Europe, s’affranchir de la dépendance aux grands pays producteurs sera un casse-tête dans un contexte de forte hausse de la demande. Ce sont en effet eux qui sont en mesure d’augmenter le plus rapidement leur production. L’Indonésie a par exemple fait bondir sa production de nickel l’an dernier, en l’augmentant de 550 000 tonnes (+54%), soit l’équivalent de la production cumulée de la Russie, de la Nouvelle-Calédonie et du Canada.
Les pays dits « alliés », avec lesquels les risques de conflits sont les plus faibles, ne pèsent que pour quelques pourcents de la production mondiale des métaux critiques. L’intégralité de leur production actuelle ne suffirait pas à couvrir nos besoins. Si l’Europe ne veut pas dépendre des situations monopolistiques qui peuvent se retourner brutalement, il lui faudra fatalement aider ses alliés à augmenter leur production en participant aux investissements nécessaires par le biais de financement d’infrastructures ou de contrats de long terme.
A défaut de quoi, notre transition énergétique sera à la merci du contexte géopolitique mondial et de luttes d’influences qui dépassent largement nos intérêts.