La Chronique Agora

Marchés boursiers : un changement fondamental

Un changement en profondeur s’est opéré ces dernières décennies par rapport à la vision « classique » des marchés boursiers – cela a eu (et a encore) des répercussions fondamentales sur les cours… et les portefeuilles des investisseurs.

Une hypothèse domine et structure la finance classique : l’hypothèse d’objectivité des valeurs financières. Cette hypothèse avance qu’à chaque instant t, il est possible de calculer, pour chaque titre, sa « vraie » valeur, encore appelée « valeur intrinsèque » ou « valeur fondamentale ».

C’est l’hypothèse sous-jacente à toute l’analyse financière classique et néo-classique : il existe une valeur fondamentale – et c’est l’écart entre les valeurs observées sur les marchés, c’est-à-dire les prix, et la valeur fondamentale qui permet de dire : « ceci est trop cher, ceci est bon marché. »

Moi-même, à mes débuts, lorsque j’étais analyste financier, je passais mon temps à « découvrir » ces valeurs fondamentales… même si j’avais conscience qu’il n’y en avait pas une, mais plusieurs… et même si j’avais conscience que les résultats étaient incertains puisque le monde lui-même est incertain. Il y avait dans cette démarche au moins un ancrage ; il y avait une valeur objective.

On n’en sort pas, quelles que soient les méthodes utilisées pour appréhender la ou les valeurs fondamentales, elles existent. C’est le postulat.

Le meilleur moyen de les découvrir était d’ailleurs codifié dans un livre, lui-même fondamental, le Graham & Dodd cher à Warren Buffett.

Qu’est-ce qu’un marché efficace ?

Dans ce cadre théorique, un marché efficace est un marché capable de produire des prix conformes aux vraies valeurs. On reconnaît ici l’idée d’efficience informationnelle telle que l’a définie l’économiste Eugene Fama en 1965 :

« Sur un marché efficient, le prix d’un titre constituera, à tout moment, un bon estimateur de sa valeur intrinsèque. »

Ou encore, toujours selon Fama :

« Sur un marché efficient, la concurrence fera en sorte qu’en moyenne, toutes les conséquences des nouvelles informations quant à la valeur intrinsèque seront instantanément reflétées dans les prix. »

A l’évidence, cette définition présuppose qu’à chaque instant, il soit possible de définir sans ambiguïté une estimation juste de la valeur intrinsèque. Faute de quoi, cette définition de l’efficience n’aurait tout simplement aucun sens.

La valeur fondamentale est supposée préexister aux marchés financiers, cachée dans les données fondamentales de l’économie – et les marchés ont pour rôle d’en fournir l’estimation la plus fiable et la plus précise.

L’hypothèse d’objectivité des valeurs construit en conséquence une approche où la finance se doit d’être le « reflet » fidèle de l’économie réelle, qu’elle a pour mission de déchiffrer au mieux.

Tel est le cadre théorique général que retient la finance classique : les marchés boursiers y ont pour rôle de faire connaître la juste évaluation des titres utile à l’ensemble des acteurs économiques.

Dieu est dans les cieux

Cette approche ne laisse aucune place aux croyances ou aux modes des investisseurs puisque la bonne estimation est une donnée objective qui s’impose à chacun, quelles que soient ses convictions.

Les modes et aberrations existent – mais elles sont périodiquement corrigées par ce que l’on appelle les réconciliations, c’est-à-dire par la correction périodique des surévaluations ou sous-évaluations. Le retour aux moyennes de long terme, par exemple, est considéré comme une forme de réconciliation.

L’hypothèse actuelle de marchés bullaires découle de cette conception qu’il existe des valeurs fondamentales, puisque dire que cela « fait bulle » est équivalent à dire que l’on s’éloigne des valeurs fondamentales et que l’on paie trop cher.

Moi-même j’utilise ce terme de « bulle » alors que je n’y crois pas. Pour moi c’est une facilité de langage comme lorsque je dis que les banques centrales impriment de la monnaie alors qu’elles n’impriment pas de la vraie monnaie vivante.

Il faut bien parler pour être compris et utiliser des raccourcis, on ne peut sans cesse faire des digressions et rappeler les chapitres précédents !

Dans la pensée fondamentaliste, l’évaluation financière n’a aucune autonomie ; c’est précisément parce qu’il en est ainsi qu’elle peut être mise tout entière au service de l’économie productive, à laquelle elle livre les signaux, les informations qui feront que le capital s’investira là où il est le plus utile.

Les marchands de valeurs mobilières, les gérants, sont des professionnels qui en font métier. Ils ne peuvent se contenter de l’approche fondamentaliste, cela gênerait leur marketing : trop cher ou pas, il faut attirer le public, le gaver et lui prendre ses sous. Il faut lui vendre des titres, à lui et à ses caisses de retraites, quels que soient les prix pratiqués sur les marchés.

D’où la finance dite « conventionnaliste », c’est-à-dire la finance flottante qui récuse l’idée de valeur fondamentale.

Finie la notion de valeur fondamentale ancrée dans l’économie réelle : de la même façon que la monnaie été libérée du poids du réel en 1971 (fin de l’étalon-or), la finance conventionnelle nous libère du poids de l’intrinsèque.

Les valeurs objectives n’existent pas, tout est subjectif, tout est relatif !

Ouf, c’est beau la liberté ! On est enfin libre de fabriquer, de produire le marché financier qui convient aux marchands de titres ou aux autorités.

Dieu redescend sur terre

Parce qu’elle conteste l’hypothèse d’objectivité des valeurs, la finance conventionnaliste avance une conception des marchés boursiers très différente : non pas découvrir la bonne estimation à partir d’une lecture attentive des données fondamentales de l’économie, mais produire une évaluation de référence sur la base d’un ensemble d’estimations individuelles divergentes.

L’évaluation cesse d’être interne, intrinsèque, elle fait intervenir un basculement : c’est ce que pensent les gens qui devient la référence. La valeur, c’est ce qui est produit par les estimations individuelles.

On fait redescendre le ciel sur la terre : les évaluations fondamentales étaient objectives, dans les cieux avec les dieux, mais voilà que les hommes en reprennent le contrôle. On a rapatrié le divin, on a remplacé l’objectivité par la subjectivité.

Les choses ne se passent plus dans les cieux là-haut mais ici-bas, dans la tête des hommes !

L’absolu, le référent cessent d’être objectifs, d’être une vérité ; le référent devient une opinion ou une convergence d’opinions. C’est le règne de l’auto-référence, c’est-à-dire de l’ouroboros et/ou de la tautologie. C’est ainsi parce que c’est ainsi.

Et c’est bien mieux puisque par cette opération de rapatriement du divin sur terre, le marché forcément a toujours raison, il s‘auto-valide. On a remplacé Dieu par un autre dieu, le marché. Les valorisations ne se devinent plus, elles se constatent.

A suivre…

Note importante : ce texte (et sa suite, à venir demain) constitue le prolongement d’une réflexion qui m’a été inspirée par la relecture des travaux de l’économiste André Orléan sur la notion de valeur sous l’angle nouveau de l’activisme des banques centrales. Cet activisme condamne les conceptions anciennes de la valeur financière. Certains emprunts sont des hommages à la clarté de ses formulations. La conception que j’y expose est la mienne.

[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile