La Chronique Agora

Le legs de Mario Draghi à Christine Lagarde

Dans leur immense majorité, les Européens approuvent l’euro. Il faut dire que, depuis que la politique monétaire a été remise aux mains d’une banque centrale en principe indépendante du pouvoir politique, les dévaluations en série ne sont plus qu’un lointain souvenir.

Par ailleurs, l’inflation est contenue, en tout cas au sens de l’évolution des prix à la consommation, c’est-à-dire abstraction faite de la fiscalité, de l’énergie et des marchés financiers, soit tout ce qui met un peu de piment dans notre vie quotidienne.

« Whatever it takes » : retour sur le coût du « sauvetage » de la Zone euro

Le prix à payer pour le résultat obtenu par la BCE en matière d’inflation est tout à fait considérable. Pour ceux qui auraient raté mon dernier billet, je vous propose ces quelques lignes de Bruno Bertez qui résument parfaitement la situation :

« Trichet a laissé le soin à Mario Draghi d’éteindre l’incendie qu’il avait allumé par le déversement – habituel – de tombereaux de liquidités : LTRO massifs, puis à l’été 2012 sa ‘promesse’ de sauver l’euro, coûte que coûte. […]

Au lieu du succès, je soutiens que non seulement Draghi a échoué mais qu’en plus il a aggravé la situation fondamentale de la construction européenne. Il a échoué car la reprise économique n’est pas venue. L’inflation n’a pas été atteinte, la convergence ne s’est pas produite. L’euro ne tient que par un corset artificiel d’achats de titres souverains qui remplace la solidarité [budgétaire] impossible.

L’euro est aujourd’hui plus menacé qu’il ne l’a été en 2012, par exemple. »

Bruno Bertez entend par là que l’euro est à la merci de la moindre étincelle qui pourrait survenir sur le plan de la dette publique des Etats-cigales, en premier lieu desquels se trouve l’Italie.

Zone euro : la situation est censée être sous contrôle, mais deux chefs d’Etat ou de gouvernement ont déjà ouvertement piétiné les traités

Si le calme est revenu sur les taux transalpins, le pays fait toujours régulièrement parler de lui.

Fin mai, on apprenait que la Commission européenne envisageait de lancer une procédure pour déficit excessif vis-à-vis de Rome. Dans la foulée, le Parlement italien votait à l’unanimité le test d’un nouvel instrument financier : les miniBOTs.

Comme le rapportait alors France Culture : « Ces mini-bons ordinaires du Trésor n’auraient de monnaie que le nom : il s’agirait en réalité d’une monnaie purement fiscale, d’une reconnaissance de dette sans intérêt et sans échéance. »

Avec cet outil « pensé pour préparer l’Italie en cas de sortie de la Zone euro », comme l’indique BFM TV, l’Italie de Matteo Salvini – qui a depuis perdu le pouvoir – n’a pas hésité à montrer ses dents à la Commission européenne et aux autres Etats membres de la Zone euro.

Bruxelles a d’ailleurs renoncé à lancer cette procédure, Rome s’étant entre temps engagé à ne pas dépasser 3% de déficit.

Depuis, la crise du coronavirus est venue rebattre les cartes. Mais même avant cela, le chef de l’Etat français s’était illustré en déclamant dans The Economist que le carcan de la Zone euro était décidément un peu trop serré pour notre Etat obèse, et qu’il fallait se résoudre à vivre avec notre temps :

Ces deux exemples récents rappellent que l’existence même de la Zone euro (donc de la BCE) reste complètement dépendante du bon vouloir des chefs d’Etat et de gouvernement des pays qui en sont membres.

« Super Mario » a-t-il vraiment « sauvé l’euro » ?

A ce titre, il convient de tordre le cou à une légende médiatique selon laquelle Mario Draghi serait notre sauveur à tous.

En effet, comme le rappelait Jean-Marc Daniel le 25 octobre dernier sur BFM Business :

« … La Zone euro, c’est un projet politique, et ce qui a menacé la Zone euro et qui l’a sauvé, ce sont des éléments qui relèvent des tensions politiques au sein de l’Union européenne.

Quand on regarde la situation telle qu’elle était en 2007, […] ce qui a menacé la Zone euro, c’est le constat que l’on a fait au moment où la Grèce a été en difficulté sur le plan de la gestion de sa dette publique, c’est que cette solidarité [entre les Etats membres de la zone] ne s’est pas manifestée. […] Et, à partir de ce moment-là, des tensions sont apparues. »

Et le célèbre chroniqueur de revenir sur les deux éléments qui ont levé la crise :

« … En juillet 2012, les dirigeants des principales puissances […] de la Zone euro se sont mis d’accord pour décider que la Zone euro devait continuer. Draghi en a tiré les conséquences en disant ‘whatever it takes’, mais il y a eu une décision politique en juillet 2012 à la demande de Mario Monti – qui était le président du Conseil italien – disant : ‘Maintenant, on va vers les Grecs et on leur demande : est-ce que vous voulez rester ?’

Donc ça, c’est 2015. Tsipras pose la question à son peuple. Son peuple dit : ‘On est prêt à sortir.’ Et si les Grecs sortent, symboliquement et en pratique, c’est l’explosion de la Zone euro. Donc il réfléchit. Il peut sortir – à l’aune de l’Histoire, il a le soutien du peuple – mais il considère qu’en tant que responsable politique, il ne peut pas se permettre de faire exploser la Zone euro. […]

Et donc le vrai sauveteur de la Zone euro, c’est Tsipras ! »  

En résumé, Mario Draghi n’a fait que mettre en œuvre une décision prise au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement. Et il continuera à en être ainsi : lorsque la Zone euro sera à nouveau à l’agonie et qu’elle se retrouvera soit sauvée, soit finira en confettis, ce sera suite à la décision d’un leader politique.

Pour le moment, la Zone euro est toujours ce magma dans lequel de moins en moins de monde trouve son compte, sans pour autant que quelque chef d’Etat ou de gouvernement que ce soit n’assume la responsabilité historique de dire qu’il est temps de mettre fin à cette aberration.

Dernièrement, c’est plutôt au niveau du directoire de la BCE que des voix se sont élevées.

Mario Draghi a quitté son poste alors même que le directoire de la BCE était plus que jamais divisé

Il n’y a pas qu’à La Chronique Agora que l’on déplore la stratégie de fuite en avant monétaire de Mario Draghi. Le 25 septembre, l’allemande Sabine Lautenschläger a annoncé sa démission du directoire de la BCE, deux ans avant le terme de son mandat.

Quelques jours plus tard, d’autres personnalités se manifestaient après que Mario Draghi avait renouvelé sa demande auprès des Etats membres de la Zone euro pour que ces derniers œuvrent à la mise en place d’un budget commun et qu’ils augmentent leurs dépenses publiques, tout cela bien sûr pour relancer la croissance, preuve s’il en fallait de l’échec de la politique qu’il a menée huit ans durant.

Le 2 octobre, Natixis dressait la liste des résistants, pour certains d’entre eux de la dernière heure :

« K. Knot [Pays-Bas], F. Villeroy de Galhau [France], J. Weidmann [Allemagne], S. Lautenschläger [Allemagne] ont manifesté publiquement leur désaccord avec les dernières mesures annoncées par M. Draghi, en particulier avec la réouverture du quantitative easing. »

Et Natixis de rappeler à demi-mot qu’une politique monétaire unique dans un ensemble aussi hétérogène que la Zone euro est une ineptie.

Tant que ce « vice de fond » ne sera pas compensé par une forte dose de fédéralisme, il n’y aura point de salut. Or, cette question vitale n’est toujours pas tranchée puisque les Etats-fourmis ayant des intérêts opposés aux Etats-cigales, « les gouvernements [restent] divisés et impuissants et, pendant ce temps, tout dérive, tout s’aggrave », comme l’écrit Bruno Bertez.

Christine Lagarde a les mains liées

J’aimerais bien pouvoir conclure en vous disant que Christine Lagarde a les mains libres à la BCE, mais cela n’est pas vraiment le cas.

Comme le rappelait Patrick Artus, le 12 septembre dernier :

« Mario Draghi a pré-engagé la banque centrale en annonçant une politique de quantitative easing pour une période qui durera ‘autant que nécessaire’.

Les marchés financiers l’attendent de pied ferme sur ce sujet, il sera impossible à la BCE de ne pas tenir sa promesse. Christine Lagarde sera un peu plus autonome au terme de plusieurs mois de QE, mais pas avant. »

Il lui faudra de toute façon recoller les morceaux au sein d’un directoire qui reste profondément divisé, le gouverneur de la Banque de France en étant le seul membre à s’être depuis couché.

Souhaitons donc bien du courage à Christine Lagarde pour maintenir la stabilité des prix et du système bancaire européen. Et surtout de la chance : elle en aura besoin !

13 août 2019 : « Mario Draghi à Christine Lagarde : « Voilà, c’est tout à toi, moi je m’en vais. J’espère que tu aimes ce que j’en ai fait. » »

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