La Chronique Agora

La Fed sort le grand jeu… ou le grand shoot ?

** Le basculement du Dow Jones sous le seuil psychologique et technique des 12 000/11 970 points avec plus de 250 points d’écart… le passage du S&P sous le plancher des 1 310 durant 72 heures… et la baisse du Nasdaq 100 sous les 1 700 points… Tout cela accréditait le scénario d’une seconde rupture décisive à la baisse, comparable à celle survenue du 15 au 18 janvier derniers et préfigurant une nouvelle capitulation des indices américains.

Il n’est pas interdit de penser que cette cassure était également évidente pour beaucoup d’acteurs de premier plan… et que la Fed pouvait difficilement ignorer que si les stops se déclenchaient en cascade ce mardi, la situation risquait de devenir très vite incontrôlable.

Ben Bernanke et ses homologues européens (BCE, BOE, BNS) puis canadiens avaient probablement envisagé une telle éventualité dès les rudes séances du 21 au 23 janvier derniers. De plus, la toute récente chute des indices américains sur fond de rumeurs de défaut de liquidité affectant Bear Stearns — et même de faillite potentielle pour une filiale du Carlyle Group cotée aux Pays-Bas — a certainement incité les banques centrales à sortir le grand jeu au moment psychologique. Elles ont ainsi pris à contre-pied le maximum d’opérateurs passés vendeurs dès vendredi après-midi dernier en découvrant l’ampleur tout à fait imprévue de la dégradation du marché du travail au mois de février.

Nous évoquions hier le risque de capitulation des marchés financiers (actions, obligations, portefeuille immobilier coté en bourse)… mais c’est donc la Fed qui capitule — à un moment certes crucial — en succombant aux pressions de Wall Street visant à obtenir sa dose mensuelle de liquidités.

Ben Bernanke annonce même qu’elle sera massive : 200 milliards de dollars en quelques semaines. Cette hausse des liquidités aura lieu pourvu que, comme elles s’y sont engagées hier, la BCE, la Banque d’Angleterre, du Canada et de Suisse jouent le jeu des prises en pension d’émissions obligataires adossées à des créances immobilières devenues totalement illiquides, en échange de Bons du Trésor.

Des banques centrales endossant l’uniforme de super-rehausseurs de crédit, garantissant des montants de créances comparables aux pertes déjà connues dans le secteur des dérivés de créances immobilières : voilà une perspective qui apparaît beaucoup plus attrayante que les 160 milliards de dollars de ristourne fiscale consentis par la Maison-Blanche aux consommateurs surendettés. Ristourne qui, en outre, couvrira à peine un cinquantième des encours des 1,5 milliard de cartes de crédit en circulation aux Etats-Unis.

** La confiance vient donc d’effectuer un retour en force à Wall Street. Le Dow Jones enregistre sa quatrième plus forte hausse en nombre de points gagnés en une séance de l’Histoire et la plus importante en termes de pourcentage depuis la mi-mars 2003. L’indice a été entrainé dans le sillage d’AMEX et Citigroup qui explosent de 9%, puis de JP Morgan et Bank of America qui affichent une hausse de 6,5%.

Le S&P 500 a bondi de 47,3 (+3,71%), sa plus forte progression en une seule séance depuis octobre 2002… avec 100% de hausse dans le compartiment des valeurs financières (+8% en moyenne), des promoteurs immobiliers, du BTP, de l’énergie, de la distribution.

Le Nasdaq 100 a repris 4% avec 95% de titres en hausse ; un écart qui témoigne d’une bouffée d’euphorie comparable à celle qu’éprouve un drogué venant de recevoir sa dose et d’échapper de justesse à l’état de manque.

Mais plus l’addiction s’aggrave, plus les injections doivent être rapprochées.

La Fed aura beau alterner les shoots d’héroïne et de méthadone — c’est-à-dire des baisses de taux et de prêts d’argent à très court terme — l’état du malade, le système bancaire, ne cesse d’empirer ; il maigrit à vue d’oeil, victime du credit crunch, et il ne parvient plus à trouver le sommeil, alternant phases maniaco-dépressives et bouffées délirantes.

** Si le physique est atteint, c’est surtout le mental qui véhicule les signaux les plus alarmants. Le marché ne parvient plus à soutenir un raisonnement cohérent et il reste figé dans des schémas de bulle financière — prescrits puis encouragés pendant 20 ans par Alan Greenspan — qui le conduisent inéluctablement à sa perte.

Le point de non retour monétaire a été atteint lors du passage de témoin à Ben Bernanke, qui aurait mieux fait de le laisser échapper, début 2006. Avec l’amorce du dégonflement de la bulle immobilière, le cercle vertueux de la création de richesse, qui ne procédait apparemment que d’elle-même, a révélé sa vraie (contre) nature cancéreuse.

La prolifération cellulaire anarchique — sautant d’organe en organe, ou plutôt de bulle en bulle, et qui entretenait l’illusion d’une éternelle jeunesse de l’économie américaine — se transmute aujourd’hui, parce que le diagnostic a cessé d’être vicié par des théories idiotes et des prescriptions de remèdes plus proches de la sorcellerie que de la médecine, en métastase généralisée.

Le malade souffre de surcroît d’une profonde addiction à un argent surgi de paradis artificiels, la planche à billet associée aux dérivés de crédit. A force d’injections dans chacune des veines encore intacte, c’est tout le système circulatoire qui se retrouve tapissé de méchants cristaux verdâtres qui en rigidifient les parois et finiront par obstruer les artères vitales.

Le marché réclame toujours plus d’argent frais alors que le foie et les poumons ne parviennent plus à filtrer ni à oxygéner la masse en circulation ; le coeur qui s’emballe annonce l’imminence d’un infarctus.

** Ces symptômes, nous les connaissons bien pour les avoir étudiés et longuement disséqués au tournant des années 90 ; c’était au Pays du Soleil Levant… quand un hectare de terrain constructible situé à proximité du Palais Impérial valait autant que 10 hectares en plein coeur de Manhattan, tandis que chaque propriétaire japonais se croyait en mesure de convertir son obscur deux pièces sans balcon au fin fond d’une étroite ruelle de Tokyo en manoir hollywoodien sur les hauteurs de Beverly Hills.

Il y eut pendant cinq ans — de 1985 à 1989 — hyperinflation des actifs financiers libellés en yens. Les yens se multipliaient sans que la Bank of Japan n’ait eu le besoin d’en imprimer un seul : il suffisait d’apporter un bien immobilier ou un paquet de titres en garantie pour que les banques commerciales prêtent des sommes folles pour spéculer en bourse ou racheter des entreprises américaines à tour de bras.

En janvier 1990, le système économique nippon a fait un infarctus dont il ne s’est jamais vraiment remis.

La Fed s’est juré de faire mieux que son homologue japonais à l’époque. La banque centrale japonaise avait tout simplement trop tardé à agir, et trop timidement… sans compter le degré de corruption politico-financier du pays et l’opacité du milieu industriel et bancaire qui rendait tout initiative monétaire hasardeuse.

Ben Bernanke n’hésite pas devant la montée des périls et choisit la fuite en avant. La création massive de dollars engendrera, dans un premier temps, l’inflation, puis, dans un second temps, la stagflation et, à terme, la déflation.

Il se propose d’éponger 200 milliards de dollars d’émissions obligataires. Ces émissions, notées « triple A » exclusivement (mais quel risque réel ce genre de papier représente-t-il ?), sont littéralement gelées depuis cet été par la crise des subprime. Bernanke, en acceptant en plus des titres de même nature en provenance d’Europe ou du Canada, veut ainsi éviter qu’un ou plusieurs établissements bancaires de premier plan ne se retrouvent confrontés à une crise de liquidité. Bear Stearns avait ainsi été victime la veille de ce genre de rumeur dévastatrice.

Le facteur technique le plus négatif pour les places européennes depuis une semaine reste la faiblesse du dollar ; il vient d’inscrire hier matin un nouveau plancher historique de 1,55/euro. L’euro, quant à lui, poursuivait hier soir sa consolidation autour de 1,5330 mais le yen regagnait déjà du terrain à 102,9 $… revenant à 1% de son zénith du XXIème siècle.

Pour se rassurer un peu, les cambistes considèrent que la Fed ne devrait pas agir avant le 18 mars ; l’hypothèse d’une baisse de 75 points risque donc de perdre certains de ses supporters. Si la Fed intervenait dans l’urgence, une semaine avant l’échéance, cela pourrait entretenir la crainte que l’économie et les marchés américains sont au bord du gouffre.

** Aux Etats-Unis, la rechute du baril de pétrole, qui culminait vers 109,7 $ mardi matin, devrait également soulager les marchés actions si le reflux sous les 107 $ se confirme aujourd’hui.

Il y a une évidente contradiction fondamentale entre l’anticipation d’une brusque chute de l’activité industrielle et de la consommation de carburant par les ménages aux Etats-Unis et le rush du baril en direction des 110 $. Nous avons expliqué hier que l’essentiel de ce dernier segment de hausse provenait du transfert massif de capitaux spéculatifs désertant les valeurs mobilières (actions et obligations) en faveur des marchés de matières premières, lesquels font figure de refuges naturels dans un contexte de dépréciation durable — voire irréversible — du dollar.

La Fed, et dans son sillage la BCE, vont-elles réussir à casser ce schéma bien rôdé depuis février 2007 ?

Ben Bernanke vient d’effectuer une grosse relance comme cela se pratique au poker. Beaucoup d’adversaires, faute de munitions, seront contraints de « se coucher » ; d’autres jetteront leurs cartes et attendront sagement de détenir une meilleure main… mais il n’est pas impossible que l’un des joueurs suive l’enchère, convaincu d’avoir affaire à un coup de bluff — tenté, certes, avec une réjouissante maestria — mais qui constitue justement la seule issue envisageable lorsque l’on ne détient qu’une paire de 2.

Philippe Béchade,
Paris

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile