La Chronique Agora

Le jusqu’auboutisme du système

capitalisme, guerre commerciale, dette, crise

La guerre en Ukraine, les guerres commerciales et les masses de dettes ont des raisons communes d’exister : c’est la manifestation d’un système économique qui se défend.

La lutte actuelle en Ukraine dépasse très largement ce que l’on dit et voit aussi bien en Occident qu’ailleurs.

C’est une lutte à mort, systémique, conforme à celles décrites par Marx et Lénine. Lutte où, précisément, les protagonistes prennent les risques suprêmes parce que c’est leur survie en tant que ce qu’ils sont – des privilégiés – qui est en jeu.

Après les guerres commerciales

En 2022, deux auteurs, Matthew C. Klein et Michael Pettis, ont tourné autour de cette interprétation, mais ils n’ont pas eu l’audace de la creuser, dans un livre intitulé Les Guerres commerciales sont des guerres de classes, aux Editions Dunod. En voici quelques extraits :

« On présente le plus souvent une guerre commerciale comme un conflit entre plusieurs pays. Or ce n’est pas le cas. Une guerre commerciale est certes un conflit, mais elle oppose d’un côté des banquiers et des détenteurs d’actifs financiers et de l’autre des ménages de la classe moyenne.

En d’autres termes, il s’agit d’un conflit entre les très riches et les autres.

La montée des inégalités a provoqué un surplus de biens manufacturés, des pertes d’emplois et un accroissement de l’endettement.

C’est une altération économique et financière de ce vers quoi l’intégration mondiale était supposée tendre. […]

Toutes les populations, dans quelque pays que ce soit, ont souffert de cette situation parce que le système financier et le marché des biens et des services américains fonctionnent comme une véritable soupape de sécurité pour l’exploitation mondiale.

L’ouverture de l’Amérique au commerce et à la finance internationale signifie que les riches d’Europe, de Chine et des autres grandes économies excédentaires peuvent faire pression sur leurs travailleurs et leurs retraités dans la mesure où ils sont sûrs de pouvoir toujours vendre leurs marchandises, engranger des profits et investir leur épargne dans des actifs sécurisés […]. »

Pettis et Klein n’ont pas pu aller plus loin dans leur travail car ils sont encore, par leur position sociale, à l’intérieur de la bouteille. Ils sont payés pour faire en sorte que la bouteille ne se casse pas !

Mais ils ont touché quelque chose de grave, à savoir que les conflits commerciaux sont des conflits pour le profit et que, dans ce cadre, ils débouchent comme ils le font maintenant sur des conflits armés directs ou indirects, présents ou à venir.

Ils rejoignent une thèse que je défends depuis 15 ans : cliquez ici pour lire la suite.

Ils rejoignent un peu timidement la thèse que je défends depuis 15 ans lorsque j’écris que, « un jour ou l’autre, il faudra qu’il y ait la guerre, on le sait bien ».

Lutter pour les profits

Voici une interprétation plus nette et moins peureuse de Klein, qui date de 2020 :

« La guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis ne semble pas avoir beaucoup en commun avec les fréquents affrontements entre les gouvernements du Nord et du Sud de l’Europe.

Mais les deux conflits ont la même cause profonde : des transferts massifs de revenus vers les riches et vers les entreprises qu’ils contrôlent. »

C’est ce que l’on appelle la lutte pour le surproduit mondial, autre nom du profit. Il continue :

« Partout, les gens ordinaires sont privés de leur pouvoir d’achat ; alors que les nationalistes et les opportunistes alimentent leurs divisions internes (pour les empêcher de s’exprimer politiquement).

C’est la répartition des revenus qui est le problème, et non la ‘géopolitique’ ou des caractères nationaux incompatibles. »

C’est bien sûr une interprétation très approximative, sociale-démocrate bien-pensante : il ne faut pas critiquer le système capitaliste en expliquant que c’est l’accumulation du capital qui produit de façon endogène cette situation. Plus que le capitalisme, ce qui est donc – faussement sinon lâchement – montré du doigt, ce sont les inégalités. Mais alors, qu’est-ce qui produit les inégalités ? La méchanceté des hommes ?

« En Chine, aux Etats-Unis et surtout en Europe, un conflit mondial entre classes économiques à l’intérieur des pays est interprété de manière erronée comme une série de conflits entre pays ayant des intérêts concurrents.

Il est peut-être surprenant de constater que l’Europe, qui s’enorgueillit de son modèle social égalitaire, a été la principale source de déséquilibres mondiaux pendant une bonne partie de la dernière décennie.

Avant que le coronavirus ne bouleverse l’économie mondiale, l’effet mondial des distorsions internes de l’Europe était à peu près aussi important que l’effet des déséquilibres de la Chine à leur apogée, à la veille de la crise financière de 2008.

La raison fondamentale en est que les gouvernements européens ont réagi à la crise de l’euro en augmentant les impôts sur la consommation, en réduisant les protections du marché du travail, en poussant des millions de personnes à occuper des emplois à temps partiel mal rémunérés et en réduisant l’investissement dans les infrastructures. »

C’est ce que je rappelle régulièrement sous le nom de « défaite historique de la classe des salariés ».

Crise existentielle

« En conséquence, leur propre production est devenue de plus en plus inaccessible pour les travailleurs européens. Depuis le début de l’année 2010, les dépenses des ménages de la zone euro ont augmenté à un rythme à peine inférieur à la moitié de la production globale. »

C’est une analyse qui pèche par économisme mais elle est correcte et rejoint la mienne, qui n’est pas formulée en termes économiques mais en termes systémique.

Bien entendu vous n’avez pas vu vos médias populariser ces analyses !

Il y a très peu de tentatives d’analyses du Tout, d’analyses en profondeur de ce qui se passe dans le monde en ce moment et depuis le début de la crise de reproduction du capitalisme et sa financiarisation, sa fuite en avant.

Je dirais même que tout est fait en particulier au niveau occidental – mais pas que – pour masquer le sens des conflits que nous voyons se dérouler.

Ma proposition d’interprétation est historique : je trace un fil conducteur avec ce qui s’est passé lors de la révolution soviétique et la coalition occidentale alliée aux russes blancs contre les soviets, puis avec la naissance du fascisme/nazisme favorisée par les milieux d’affaires anglo-saxons afin de lutter contre la progression des idées révolutionnaires venues de l’est lors de la grande crise de reproduction du système des années 1920 et 1930.

Je prétends que le subterfuge suprême pour nous empêcher de voir la filiation historique c’est la négation actuelle, l’occultation de la crise profonde, existentielle du régime capitaliste.

Personne (sauf moi) ne s’avise de dire que le signe de cette crise existentielle du capitalisme, c’est la montée des dettes qui est vertigineuse et l’acceptation par les libéraux de la destruction de la liberté, de la démocratie qui leur avaient si bien servi pour masquer la nature réelle des pouvoirs politiques depuis 1945.

La crise est occultée, mais elle se révèle par les remèdes que l’on emploie pour la masquer : les dettes ! Les branches au-dessus du trou révèlent en fait le trou, nous dit Edgar Allan Poe !

Exploiteurs et exploités

Nous sommes en crise existentielle. C’est une crise de survie du capitalisme. Pour se reproduire, il a besoin de toujours plus de profit, il a besoin de prolétariser ses salariés, de les contrôler et de les violenter ; pour se reproduire, il a besoin de mettre la main sur les ressources naturelles bon marché et abondantes qui existent encore dans les BRICS et dans la Russie. Pour se reproduire, il a besoin de prolonger son cycle du crédit et donc de continuer à imposer son dollar. Pour se reproduire, il a besoin de détruire les classes capitalistes les plus faibles/vulnérables dans le monde et même dans les pays vassaux comme l’Allemagne. C’est un point important qu’il faudra développer un jour que celui-ci: les capitalistes, face à la raréfaction relative du profit, face à la masse énorme sans cesse croissante de capital, sont obligés de s’entre-dévorer.

Les pays d’en face, que ce soient la Chine, la Russie ou les autres BRICS, ne sont pas vraiment capitalistes. Ils constituent des alternatives, des concurrents. Mais l’Occident capitaliste cherche à faire alliance avec les oligarques de ces pays contre leur gouvernement. C’est ce qui se passe en ce moment en Russie.

Rien n’est clair dans l’Histoire, car le sens n’apparait qu’au travers des abstractions, des relations dialectiques et des jeux de forces organiques qui sont enfouis, enrobés dans des gangues, dans des impuretés circonstancielles. Les arbres qui cachent la forêt ! Et les élites font en sorte que vous, vous ne puissiez voir que les détails, les impuretés, sans jamais voir les schémas d’ensemble, les cristaux de significations qui sont en dessous.

Ce que nous voyons, c’est la forme post-moderne, complexe et mystificatrice de la lutte des classes, l’ensemble exploiteur étant l’Occident et l’ensemble exploité étant le reste du monde. La lutte ne peut apparaitre dans sa clarté car, dans les deux camps, il y a des traîtres, des compradores, des chevaux de Troie – comme les oligarques en Chine et en Russie, ou comme les Macron et Mélenchon en France. Et les pouvoirs locaux sont obligés de composer avec différentes factions pour garder le pouvoir, ce qui brouille tout.

Mais, si on veut simplifier et se placer à l’échelle de l’Histoire, le combat actuel est le combat contre les salariés occidentaux, contre les BRICS, contre les anciens colonisés, contre la Russie et contre la Chine. Ce sont des combats du système capitaliste blessé à mort pour se maintenir et durer encore un peu.


[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]

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