Le vrai pivot à surveiller pour anticiper un krach n’est pas celui de la Fed, mais celui de la politique monétaire de la banque centrale japonaise…
On parle du pivot de la Fed, et ce faisant on passe à côté de l’essentiel pour la stabilité mondiale : la politique des régulateurs japonais, et leur capacité à entamer une sortie de leur politique d’argent surabondant sans précipiter une crise mondiale.
Le premier ministre japonais, Fumio Kishida est solennel, comme le rapporte Bloomberg :
« A partir de maintenant, la situation dans le monde et sur les marchés va changer rapidement. […] Dans cette situation, il est important de prendre les décisions appropriées. »
Kishida comprend que le Japon doit conclure l’expérience des « Abenomics » et maîtriser l’inflation monétaire galopante de Haruhiko Kuroda, depuis le 14 février ex-gouverneur de la BoJ. On a atteint les limites.
Un candidat surprise
Il a donc fait appel au spécialiste monétaire très respecté Kazuo Ueda pour prendre la tête de la banque centrale japonaise et élaborer une stratégie de sortie. Reuters précise :
« Pour le Premier ministre Fumio Kishida, le prochain chef de la banque centrale du Japon devait symboliser une rupture avec les politiques non conventionnelles de son prédécesseur Shinzo Abe. […] La tâche délicate consistant à sortir la Bank of Japan (BoJ) d’années de taux d’intérêt extrêmement bas sans bouleverser les marchés exige une grande capacité à lire les marchés et à communiquer clairement les intentions politiques, tant au niveau national qu’international.
Kazuo Ueda, un professeur d’université de 71 ans qui a gardé un profil bas malgré de solides références en tant qu’expert en politique monétaire, a coché quelques cases importantes.
Il n’a été qualifié ni de colombe explicite ni de faucon. Il ne figurait même pas sur la liste des candidats relativement improbables proposée par les médias. »
Au dire de tous, Ueda est réfléchi, pragmatique et prudent. On s’attend à ce qu’il commence à mettre en œuvre un plan de normalisation mesurée à un moment donné cette année.
Résultat : le Japon figure en bonne place sur la liste des candidats à l’accident.
Les marchés semblaient pourtant prêts à offrir une fenêtre d’opportunité pour un début de normalisation et un abandon de la politique de contrôle de la courbe des taux. Les rendements mondiaux chutaient, le dollar s’affaiblissait, les pressions inflationnistes diminuaient et la pression sur les banquiers centraux mondiaux diminuait.
Fait important, la pression s’était relâchée sur le marché du yen et des obligations d’Etat. Le temps semblait propice pour que le futur gouverneur de la Banque du Japon puisse élaborer un plan d’action.
Le gros contrepied
Puis, soudain, le contexte a changé. L’inflation mondiale ne s’est pas transformée en désinflation ; la Fed et les banquiers centraux ne sont pas tirés d’affaire ; les rendements obligataires augmentent à nouveau ; le dollar revient en force.
La devise et les obligations du Japon reviennent soudainement dans le collimateur des marchés.
La devise japonaise s’est échangée au-dessus de 135 pour un dollar le 17 février pour la première fois depuis que Kuroda a assoupli sa politique de contrôle de la courbe des rendements le 20 décembre – et le yen a chuté de 2,1% sur cette semaine.
La faiblesse du yen est contagieuse, elle fait baisser l’euro et les devises émergentes.
Comment Ueda réagira-t-il à un yen qui plonge ou à une grave violation du contrôle de la courbe des taux ?
Le regain de hausse des rendements mondiaux et les problèmes des marchés émergents, de l’Europe et de la Chine aggravent les risques pour les obligations et la devise vulnérable du Japon.
Le gouverneur Ueda pourrait être obligé de choisir entre maintenir le contrôle de la courbe des taux et la stabilisation du yen. La stabilité monétaire risque de primer. Le contrôle des rendements, après tout, est insoutenable. Mais l’abandonner alors que les marchés mondiaux sont en proie à la réduction des risques et dans une phase de désendettement déclencherait sûrement un épisode d’instabilité aiguë.
Le choix du contrôle de la courbe des taux obligerait probablement la BoJ à monétiser plusieurs centaines de milliards de dollars supplémentaires de dette, avec le risque d’une dislocation et d’une crise de confiance pour sa monnaie fragile.
La BoJ va ainsi se trouver, selon toutes probabilités, face à un dilemme, et la façon dont elle le tranchera sera importante non seulement pour le Japon, le yen et les obligations japonaises, mais aussi pour tous les marchés mondiaux !
Au centre du système des leviers
La politique de la BoJ et la liquidité japonaise sont centrales dans le système mondial du leverage. La faiblesse du yen et les taux négatifs persistants ont été une aubaine pour la spéculation mondiale à effet de levier l’année dernière, atténuant partiellement les effets de la politique de la Fed sur le désendettement. Au cours des derniers mois, la monétisation de la BoJ a joué un rôle déterminant dans la compensation des effets de resserrement de la Fed. Le japon a été le créateur de liquidités mondiales. Reuters nous donne le chiffre pour janvier 2023 :
« L’explication de la hausse massive des actifs à risque cette année peut être aussi simple que surprenante : des liquidités époustouflantes des banques centrales.
En grande partie grâce à la Banque du Japon qui a racheté les obligations d’Etat nationales pour maintenir intacte sa politique de ‘contrôle de la courbe des taux’ et aux mesures de relance de la Banque populaire de Chine (PBOC), la liquidité globale du secteur officiel a augmenté ces derniers mois.
Torsten Slok d’Apollo Global Management estime que la BOJ a acheté 291 Mds$ d’obligations en janvier – un record mensuel qui a contribué à la première injection nette de liquidités des banques centrales du G4 dans le système financier mondial depuis avril dernier. »
La situation peut donc redevenir précaire si le yen continue à baisser, si le dollar continue à monter, si les rendements obligataires persistent à se redresser : des cercles vicieux peuvent s’enclencher.
Déjà, l’euro se réoriente à la baisse, et c’est mauvais signe. Un yen faible, un dollar à nouveau fort, des taux longs en hausse, une flambée d’aversion au risque, et voilà l’édifice européen à nouveau secoué : pression sur les obligations italiennes et la périphérie, les marchés obligataires européens et l’euro se remettent à tanguer !
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]