La Chronique Agora

Grosse erreur

La semaine dernière, tout semblait revenu à la normale dans le monde de l’industrie financière. Pour ceux qui vivent dans l’économie réelle, en revanche…

La semaine dernière, on aurait dit que tout était revenu à la normale. Le Dow Jones, le S&P 500, le Nasdaq, les obligations… on aurait dit que rien n’avait changé depuis février. Les oiseaux chantaient dans les arbres, les restaurants étaient pleins, le soleil brillait… même le pétrole était revenu au-dessus des 40 $ le baril.

Durant les sept heures de cotation entre 9h et 16h (heure américaine) le vendredi 5 juin 2020, un investisseur ayant pour 100 000 $ d’actions du Dow aurait gagné 3 150 $ – soit 450 $ de l’heure.

Attendez une minute. Sur cette même période, une serveuse du Tennessee (dont nous reparlerons dans quelques lignes) aurait gagné 91 $… si son restaurant n’avait pas été fermé sur ordre des autorités.

Un pays. Deux systèmes.

L’un de ces systèmes est ouvert et – grâce à « tout ce qu’il faudra » de nouvel argent de la part de la Réserve fédérale – se remet tout à fait bien, merci beaucoup.

Et l’autre ? Les gens qui doivent travailler pour vivre. Les gens qui n’ont pas d’actions en portefeuille. Comment vont-ils ?

Comment ont-ils pu manquer ça ?

Selon le Bureau américain des statistiques de l’emploi (BLS), 2,5 millions de travailleurs US ont retrouvé leur emploi en mai. Les économistes avaient estimé une perte de sept millions d’emplois sur mai ; le BLS a annoncé qu’il y avait au contraire un gain de 2,5 millions d’emplois.

Explication de Bloomberg :

« Choc : les économistes font la plus grosse erreur jamais enregistrée dans l’histoire des chiffres de l’emploi US. »

Vraiment ? Quelque chose vous semble louche, cher lecteur ? Les économistes du secteur privé qui surveillent toutes ces choses auraient pu se tromper de plus de neuf millions d’emplois ?

Ou bien y avait-il quelque chose qui ne collait pas dans les chiffres du BLS ?

La plupart des emplois récupérés concernaient les secteurs de la restauration/hôtellerie et des loisirs, disait-on. Mais la plupart des entreprises de la restauration/hôtellerie et des loisirs étaient encore fermées en mai. Comment était-ce possible ?

Tout cela, c’était vendredi dernier.

Le lendemain, le Washington Post annonçait :

“Suite à une ‘erreur de classification’, le taux de chômage de mai semblait meilleur qu’il n’est en réalité. »

Quoi ? Le BLS a 2 500 employés. Pas un seul de ces statisticiens ne s’est aperçu que les chiffres étaient faux ?

Apparemment pas.

Ensuite, on a peu à peu découvert que le BLS ne regarde pas les chiffres de vrais gens ayant de vrais emplois. Il se fie plutôt à des « modèles » – comme les modèles utilisés pour projeter le nombre de victimes potentielles du Covid-19… ou la manière dont la Terre devrait chauffer suite aux émissions de CO2.

Il ne compte pas les pierres tombales, en d’autres termes ; il ne fait que deviner le nombre de gens qui ne se sentent pas bien.

Le monde réel

Que savons-nous vraiment du chômage aux Etats-Unis ? Une fois encore, tournons-nous vers le Washington Post :

« Selon les économistes, la principale conclusion est qu’il est difficile de collecter des données en temps réel durant une pandémie et que, si le taux de chômage reste élevé – probablement au-delà des 16% –, il a un peu décliné par rapport à avril. »

Alors que se passe-t-il vraiment dans le monde réel ? Notre collègue Tom Dyson va du sud de la Floride vers l’Alaska avec sa famille, en voiture. Ils passent donc dans l’Amérique profonde… où les gens vivent dans le système économique, non le système financier.

La semaine dernière, par exemple, Tom et sa famille ont logé chez une femme appelée Sherry, qui loue sa pelouse aux campeurs qui passent. Tom explique :

« Cette femme – Sherry – a perdu son job de serveuse durant le confinement. Elle essaye de gagner un peu d’argent en accueillant des campeurs sur son terrain pour 14 $ la nuit. Nous étions ses premiers clients.

 ‘J’ai demandé des allocations chômage’, a dit Sherry. ‘Il m’a fallu trois semaines rien que pour accéder au site internet. Le lien ne fonctionnait pas la majorité du temps. Enfin, j’ai réussi à me connecter – et ma demande a été rejetée. Je n’avais pas droit aux aides parce que je n’ai pas assez travaillé l’an dernier. Il faut avoir travaillé au moins six mois l’année passée, ou quelque chose comme ça. Ce n’est pas mon cas.

 ‘Mais j’ai posé ma candidature un peu partout, maintenant. Le problème, c’est que tous ces restaurants sont gérés par des gens de 20-30 ans. Ils ne veulent pas embaucher des gens plus âgés. Et je n’ai pas beaucoup d’expérience. Ça fait 40 ans que je cuisine, évidemment, mais pas dans des restaurants.’

Dans son dernier poste de serveuse, Sherry faisait 40 mn de trajet en voiture par jour pour gagner 13 $ de l’heure. Un service de sept heures lui rapportait 91 $. Lamentable.

 ‘C’est difficile, dans la région… j’étais bien contente d’avoir cet emploi’. »

(Les lecteurs de Tom ont été si émus par cette histoire que nombre d’entre eux ont proposé d’envoyer de l’argent à Sherry pour l’aider.)

Cauchemar

Pendant ce temps, comme dans une autre galaxie, la vie dans le système Wall Street était plus belle que jamais – du moins si l’on en croit le ratio capitalisation boursière/PIB.

Ce ratio est une comparaison grossière entre le système de l’industrie financière (valeurs boursières) et le système de l’économie réelle (PIB). En utilisant l’indice Wilshire 5 000 – constitué d’entreprises ayant leur siège social aux Etats-Unis et activement cotées sur une place boursière américaine – pour mesurer les prix des actions, le ratio était de 1,4 à son dernier sommet historique, en janvier 2000.

La semaine dernière, il était à 1,5 – un nouveau record, ce qui signifie que les deux systèmes n’ont jamais été aussi éloignés l’un de l’autre.

Mais ça, c’était la semaine dernière.

Cette semaine, les marchés ont semblé ouvrir les yeux… tandis que dans l’économie réelle, le cauchemar continue.

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