La Chronique Agora

La dégringolade allemande

Allemagne, géopolitique, Balkans

L’Allemagne a bien perdu en influence géopolitique et puissance économique, depuis la fin de la guerre froide. Un destin qui aurait pu être évité.

Certains grands pays sont amenés à faire des choses stupides, contre leur propre intérêt géopolitique. On peut dire que c’est le cas de l’Allemagne.

Les Allemands ont creusé leur tombe principalement par eux-mêmes, avec juste un petit coup de pouce du destin.

Je me souviens du temps où ils avaient tous les atouts. Ils bloquaient les anglo-saxons dans leur volonté de domination monétaire et financière, par leur deutsche mark roi, qui était la seule grande monnaie gérée de façon orthodoxe souveraine.

Je ne traite pas ici de ce qui est arrivé au Japon archi-vassalisé.

Le mark est la monnaie qui a mis au tapis – souvenez-vous – les devises anglo-saxonnes, et singulièrement le dollar. Les Américains ont dû mendier des réévaluations du mark pour ne pas sombrer. Terrible humiliation pour les Américains ; il suffit de lire les Mémoires de Kissinger pour s’en rendre compte. C’était le temps où, soi-disant nains politiques, ils tenaient le pouvoir par l’économie et l’ancrage monétaire mondial. Ils représentaient une puissance réelle.

La concurrence d’un mark fort alimentait le cercle vertueux du système germanique et, surtout, elle empêchait les anglo-saxons de faire ce qu’ils voulaient, c’est-à-dire généraliser les dépenses financées par le déficit à outrance.

La force du mark était le véritable obstacle à l’hégémonie sans limite du dollar au plan monétaire et à la domination de Londres dans la finance. On ne s’en souvient pas assez, mais moi qui était actif aux affaires à cette époque, je m’en souviens parfaitement.

Un plan à tâtons

Et cette force insolente du mark était un obstacle bien plus efficace à l’hégémonie américaine que les rodomontades des multipolaristes en chambre actuellement, car elle était fondée sur une économie productive forte, sur un trésor de guerre colossal, sur une position de créancier inexpugnable qui jouait le rôle de statue du Commandeur au point de vue global.

A mon sens, on a tort de considérer que la stratégie des Etats-Unis se limite à mettre la main sur les ressources de la Russie ; ce serait une stratégie boiteuse, et très insuffisante pour assurer leur prééminence future.

Cette stratégie de prééminence ne peut être que double : d’une part briser la force vertueuse, emblématique de l’Allemagne, d’autre part pulvériser la Russie.

Le besoin de mettre au pas l’Allemagne a été renforcé par la réunification. La réunification allemande pouvait rendre le système allemand plus fort, mais en même temps elle pouvait le rendre plus vulnérable par des actions extérieures appropriées, du type Yougoslavie, et ensuite extension de l’UE et de l’Otan.

Et c’est ce que les stratèges américains ont découvert ; consciemment ou non, peu importe. Je ne pense pas que tout cela ait été planifié ni par la Rand ni par les autres think tanks ou les neocons ; non, le mouvement s’apprend en marchant et l’appétit vient en mangeant ! C’est par optimisations cyniques, pragmatiques successives, que peu à peu la stratégie cohérente s’est dessinée et qu’elle a été ensuite encouragée puis développée.

Dans le cadre de cette stratégie à deux volets, les Américains ont considérablement contribué au fait que l’alliance avec la Russie et la connexion de haute technologie et de vastes industries et de ressources abondantes ne s’est jamais concrétisée, même si cela aurait profité aux deux.

Le changement de conscience sociétale, la culpabilisation chez les Allemands, la suppression de toute forme de fierté nationale et l’imbécilisation intentionnelle de leurs élites à mon sens ont été encouragés. La volonté de Merkel de poursuivre l’héritage de Kohl y a joué pour beaucoup dans cette dégringolade.

Déjà dans les Balkans

L’Allemagne a été poussée à dévaler la pente, pour faire des choses à son propre préjudice et pour des intérêts extérieurs. Mon hypothèse est que la tentation financière de la facilité, et la financiarisation du système allemand a été déterminante pour la piéger.

J’en veux pour preuve le comportement de la Deutsche Bank et de la Dresdner, qui ont fait de l’Allemagne un colosse aux pieds d’argile. Les anglo-saxons les ont appâtés et piégés ; ils les ont attirés dans leurs filets, les ont insérés à l’image de ce qu’ils ont essayé de refaire plus tard avec la Chine, mais la Chine n’est pas tombée dans le piège, elle ! Elle avait des dirigeants structurés avec une solide colonne vertébrale : elle était fière de son histoire.

L’Allemagne a été rendue similaire aux petits États fantoches, et elle a quitté le rang des grandes puissances.

Chaque fois que les Allemands ont relevé la tête, ils ont été frappés. Et cela va bien au-delà du drame honteux de Nord Stream.

Selon ma théorie, l’ingérence anglo-américaine dans les Balkans au cours des années 1990 et l’expansion ultérieure de l’UE et de l’Otan vers l’est a pu être davantage dirigée contre les Allemands que contre la Russie, ou du moins dans une mesure égale. Surtout une fois qu’il est devenu évident que l’Allemagne nouvellement unie pouvait annexer tous les Etats fantoches de l’ancienne l’Europe de l’Est.

Au début des années 1990, l’influence économique allemande sur cette région de transition était extrême, et le deutsche mark était une monnaie de réserve de facto dans tous ces pays.

En Slovénie et en Croatie, par exemple, les Allemands ont eu une influence décisive sur leur sécession en 1991, leur acheminant des armes via la Hongrie et en écrasant toute forme de solution de compromis. A travers eux, la sphère allemande s’est étendue sur l’Adriatique et ils étaient sur la bonne voie pour devenir une puissance majeure dans une croisade revanchiste et pour renouveler presque leur sphère d’influence depuis l’époque du Reich.

Dilution d’influence

Ils y sont parvenus parce qu’en 1991, l’empire anglo-américain était distrait et pas encore au clair dans sa stratégie. Cependant, une fois que cela a été digéré, ils ont remarqué ce que faisaient les Allemands. On peut le voir dans le fait qu’ils ont soudainement mis toutes leurs ressources dans la guerre en Bosnie.

Alors qu’en 1991, les Etats-Unis ont appelé à plusieurs reprises à la retenue et ont reconnu la Croatie et la Slovénie relativement tard, pour la Bosnie, ils se sont montrés pressés d’assurer la guerre.

L’ambassadeur américain Zimmerman a pratiquement écrasé un possible accord de paix par un seul appel à Alija Izetbegović, et ils ont ainsi assuré la guerre.

Tout ce qui a suivi peut être interprété comme visant à restreindre l’influence allemande. Témoin entre autres la prise en charge de l’aide et de la formation de l’armée croate, il fallait que la Croatie soit retirée des mains des Allemands.

Par des interventions directes en 1995 et 1999 contre les Serbes, les Américains et les Britanniques ont obtenu une pression militaire ouverte et se sont assurés sans aucun doute le rôle principal dans la région.

L’autre grande étape a été l’introduction de l’euro, qui garantissait la fin de la prééminence du mark et son évolution vers les délices empoisonnés du financement des dépenses historiques financées par le déficit des pays du sud de l’Europe, et surtout de la France.

Puis sont venues les diverses réformes de l’UE, et surtout les élargissements ultérieurs. Les Allemands ont alors été dilués et leur voix pesait de moins en moins : ils ne pouvaient pas imposer de décisions de manière indépendante, parce que les petits pays désormais plus liés à l’empire outre-mer pouvaient les mettre en minorité.

La demande de Scholz encore ces derniers jours, pour une modification des procédures de vote afin de neutraliser les petits pays, a quelque chose d’ironique sous cet aspect !

De la même manière, en acceptant les pays d’Europe de l’Est dans l’Otan, l’Allemagne a fait en sorte que pratiquement tous ont obtenu un nouveau maître. Sans l’ingérence américaine, ils auraient probablement été sous l’influence primaire des Allemands.

Les élites Allemandes, si elles réfléchissent encore un peu, doivent se mordre les doigts d’avoir introduit le loup dans la bergerie avec une Pologne qui leur taille des croupières.

[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]

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