La Chronique Agora

Comme une porcelaine dans un magasin d'éléphants

** L’investisseur individuel, s’il persiste à refuser de se convertir en day trader opérant sur des unités de temps comprises entre le temps de cuisson d’un oeuf coque et d’un boeuf bourguignon, se retrouve en 2009 comme une porcelaine dans un magasin d’éléphants.

Les éléphants — les mastodontes de la finance — sont certes moins nombreux qu’il y a un an ; beaucoup se sont dirigés vers le cimetière des pachydermes (souvenez-vous de l’hécatombe de septembre/octobre 2008)… Cependant, les survivants ont vite fait leur deuil des années de bulle du crédit : les banques centrales, craignant l’extinction massive de l’espèce, se sont empressées de les parquer dans des espaces protégés (des créanciers), bien à l’abri derrière de solides murs d’argent généreusement prêté par les contribuables.

Le stress test du cornac Tim Geithner avait pour but d’embellir la vitrine du magasin d’éléphants — pas de leur imposer une diète salutaire ou de les dissuader de déraciner les arbres de la croissance situés sur leur passage.

Les survivants sont devenus encore plus gros au cours des 10 derniers mois, pour ne pas dire plus obèses… Mais cet adjectif concerne surtout les bonus des traders. Leur capacité à écraser tout ce qui se trouve sous leurs pas s’en trouve renforcée.

Les bons connaisseurs des marchés financiers estiment qu’il faut de ce fait se montrer encore plus attentif à leurs mouvements. En effet, lorsqu’ils s’engagent dans une direction (et ce peut être la mauvaise), vu leur poids colossal, il leur est de plus en plus difficile de dévier de leur trajectoire ou de s’arrêter avant de percuter un obstacle : si c’est une paroi en verre blindé, ils ne s’en aperçoivent toujours pas.

** Il en va de même pour le risque systémique : l’ingénierie financière, les travaux des mathématiciens, les produits dérivés l’avaient rendu transparent… mais il était toujours là, aussi résistant que par le passé mais devenu sournoisement invisible.

Aujourd’hui, le risque de collision reste toujours aussi élevé. Simplement, il a été convenu que les dommages sont désormais payés rubis sur l’ongle par le contribuable — via le TARP, le fonds de secours de la FDIC ou les réserves d’intervention de la Fed.

Nous faisons d’abord allusion aux milliers de milliards de dollars de pertes potentielles qui dorment dans le bilan des établissements financiers sous forme de CDS. Les règles de valorisation ont été modifiées ; des plates-formes de compensation ont été créées pour fluidifier leur négociation — c’est-à-dire une revente à des amateurs de risque pur. C’est pourtant un échec complet puisque 50 milliards de dollars de CDS seulement (sur un total de 50 000 milliards de dollars d’encours notionnel) ont changé de main au cours des six derniers mois.

La normalisation du marché interbancaire et l’écrasement des spreads de taux (dont nous ne pouvons que nous réjouir, c’est une bonne nouvelle pour les emprunteurs) n’ont pas redonné vie à la spéculation sur la non-matérialisation du défaut de crédit.

Le colossal stock de bombes à retardement restées amorcées après la grande crise de l’automne 2008 reste plus que jamais disséminé au coeur de l’économie réelle. Les explosifs n’ont pas été neutralisés : aucun des artificiers de la Fed ou de la BCE ne savent désarmer les derniers modèles de détonateurs de type aléatoire. En fait, la plupart des engins n’ont même pas été balisés puisqu’ils demeurent enfouis dans le sol des paradis fiscaux, hors d’atteinte des démineurs des banques centrales.

** Les dernières statistiques américaines ne font que confirmer la progression exponentielle des défauts de paiement. Ils concernent désormais les prêts prime, les prêts "jumbo" (720 000 $ et au-delà), les opérations immobilières institutionnelles — avec une véritable bérézina dans le secteur du locatif commercial. Parallèlement, la demande de prêts hypothécaires a de nouveau fléchi fin août.

Toutes les informations qui précèdent ne font pas la une de la presse financière : elle s’abstient depuis deux mois d’évoquer les sujets qui fâchent. Le buzz autour de l’épidémie de grippe A/H1N1 a complètement éclipsé les interrogations concernant la santé du système financier, un an après la grande crise de l’été puis de l’automne 2008. Ce choix peut s’expliquer : la fameuse grippe A inquiète également le grand public… mais le corps médical sait la soigner, c’est plus rassurant, en définitive !

Alors que les marchés affichaient un pic de confiance historique fin août, les indices ont commencé à consolider début septembre — une vieille tradition, nous explique-t-on.

** La Bourse de Paris enchaîne maintenant les séances de repli de la même façon qu’elle alignait les hausses, parfois jusqu’à neuf d’affilée cet été. La vélocité baissière s’est toutefois nettement contractée depuis 48 heures : -0,35% suivi de -0,55%, rien de bien méchant… et l’Euro-Stoxx 50 ne s’est effrité que de 0,45% puis 0,15%.

Les opérateurs prennent des bénéfices, ils ne désertent pas le marché. Il n’y avait ce jeudi ni beaucoup d’acheteurs ni beaucoup de vendeurs, comme en témoigne la nette rechute des volumes : 2,65 milliards d’euros négociés sur le CAC 40.

Cela dit, dans un marché haussier, les actions n’auraient éprouvé aucune difficulté à combler des handicaps compris entre -0,1% et -0,5%.

Les investisseurs n’ont manifesté aucun enthousiasme débridé au sujet de nouveaux signaux d’embellie conjoncturelle aux Etats-Unis. L’activité dans le secteur des services poursuit son redressement. D’après l’Institute for Supply Management, l’indice ISM non manufacturier s’établissait à 48,4 fin août contre 46,4 en juillet.

Les intervenants n’ont pas d’avantage salué l’optimisme mesuré affiché par J.-C. Trichet. Selon le patron de la BCE, l’activité économique se stabilise, des signaux encourageants se manifestent… mais il subsiste des zones de vulnérabilité, et les prévisions de rebond restent entourées d’un gros degré d’incertitude.

L’OCDE révise à la hausse ses précédentes estimations de la croissance mondiale en 2010. Symétriquement, le repli du PIB de la France, de l’Allemagne et des Etats-Unis est minoré en 2009 — les perspectives pour l’an prochain sont plus souriantes : 0,2% à 0,5% de mieux.

Le discours des experts de l’OCDE est crédibilisé par les dernières statistiques d’activité dans les pays occidentaux (sauf en Espagne et au Royaume-Uni). La France bénéficie également d’une hausse de l’indice PMI de Markit/CDAF. L’indice composite s’est ainsi établi à 51,3, contre 47,3 en juillet, atteignant ainsi un plus haut depuis 15 mois. Sur le seul secteur des services, l’indice est remonté à 49,3 en août, un plus haut depuis 11 mois.

Il reste à confirmer cette tendance… Beaucoup d’économistes s’accordent à penser que seule une poursuite des plans de relance — sur fond de déficits budgétaires — permettra d’y parvenir.

Philippe Béchade,
Paris

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