On en revient toujours à l’hégémonie du dollar…
Avec l’annonce récente par Alphabet, la société mère de Google, de 12 000 licenciements, les suppressions d’emplois dans l’industrie technologique atteignent un nouveau record. Le nombre d’emplois supprimés au cours des trois premières semaines de la nouvelle année dans le secteur a déjà atteint le tiers du total de plus de 241 000 licenciements pour l’ensemble de 2022.
La chute des cours de Bourse du secteur technologique oblige les entreprises à licencier ; il faut, comme on dit, « deliver », c’est-à-dire délivrer les promesses de rentabilité qui sont incluses dans les cours de Bourse.
Les cours de Bourse sont des anticipations des flux de revenus et de plus-values futures que vont récolter les actionnaires, ou du moins de ce qu’ils espèrent récolter. Pour que la récolte ait effectivement lieu, il faut que le management délivre les résultats attendus. C’est son impératif ; délivrer ce que les cours de Bourse incluent et capitalisent par anticipation.
Le phénomène actuel de licenciements massifs n’a donc rien d‘étonnant, il est la conséquence quasi-mécanique des anticipations trop généreuses qui ont été capitalisées ces dernières années.
Embauches généreuses
Ces licenciements sont rendus possibles par les excès qui ont été commis et le laxisme qui est propre à toute période d’euphorie.
Grâce à la fois à des positions monopolistiques, à des taux de croissance élevés et à des cours boursiers astronomiques, les pratiques d’embauches et de salaires ont été très généreuses. Il y a du gras pour parler vulgairement, c’est-à-dire qu’il y a beaucoup de marge de réductions de postes sans mettre en danger les exploitations actuelles ou même les développements futurs.
L’hégémonie du dollar n’est pas seulement une question militaire, c’est également une question économique.
Pour que les détenteurs de dollars les conservent et les recyclent vers les Etats-Unis, il faut impérativement que Wall Street leur offre une rentabilité et une sécurité supérieures à ce qu’ils peuvent trouver ailleurs dans le monde ; le besoin de rentabilité et de sécurité est systémique pour les Etats-Unis. C’est l’un des piliers de leur hégémonie, avec le militaire.
Après la crise de 2008, le président de la Fed d’alors, Ben Bernanke, l’avait bien vu. Quand on lui faisait remarquer que les capitaux quittaient les Etats-Unis du fait d’une politique monétaire trop laxiste, il avait répondu : ils reviendront car c’est nous qui offrons le meilleur rapport rentabilité/risque.
Bon nombre de suppressions d’emplois sont concentrées aux Etats-Unis, mais l’assaut contre les salariés de la technologie est mondial.
Dans un email envoyé aux employés de Google, le PDG Sundar Pichai a écrit que le licenciement de 6% de la main-d’œuvre aurait un impact sur les emplois à l’échelle internationale et concernerait l’ensemble du groupe Alphabet, peu importe « les domaines de produits, les fonctions, les niveaux et les régions ».
Enfin un impact sur le chômage ?
Pichai a également souligné que les licenciements avaient été effectués « pour s’assurer que nos employés et nos rôles sont alignés sur nos plus hautes priorités en tant qu’entreprise ». En d’autres termes, comme l’exige le marché boursier il faut délivrer et assurer la rentabilité du conglomérat technologique mondial de 1,27 trillion de dollars.
Avec l’annonce d’Alphabet, le nombre de suppressions d’emplois technologiques cette année a atteint plus de 75 000, selon le Tech Layoff Tracker maintenu par TrueUp. Parmi les autres licenciements massifs annoncés en 2023, on retrouve Amazon (18 000 emplois), Microsoft (10 000), Salesforce (7 000) et Cloud Software Group (2 000).
Les licenciements dans plus de 200 autres entreprises du secteur, dont 1 100 emplois chez Capital One, 950 emplois chez Coinbase, 900 emplois dans la société de jeux Black Shark et 800 emplois chez Crypto.com, constituent le solde des 50 000 postes supprimés.
Un article du New York Times détaille qui sont les plus touchés par ces suppressions :
« La génération Y et la génération Z, nées entre 1981 et 2012, ont commencé des carrières dans la technologie au cours d’une décennie d’expansion lorsque les emplois se sont multipliés aussi vite que les ventes d’iPhone. […] Peu d’entre eux ont connu des licenciements généralisés. »
Pendant ce temps, il faut plus de temps aux travailleurs désormais au chômage pour trouver de nouveaux emplois, dans tous les secteurs économiques. Selon le département du Travail, le nombre de chômeurs sans emploi depuis 3,5 à 6 mois a augmenté en décembre pour atteindre 826 000, contre 526 000 en avril dernier.
Fin d’une ère
La politique monétaire restrictive se fait sentir plus directement dans le secteur de la technologie, car l’industrie est touchée par l’impact combiné de l’augmentation des coûts d’emprunt, de la forte baisse des valeurs boursières et d’une réduction du volume d’affaires en raison du ralentissement économique global.
Dans une tribune du New York Times dimanche intitulée « L’ère des travailleurs heureux du secteur technologique est terminée », Nadia Rawlinson, ancienne DRH chez Slack, argumente que « les licenciements font partie de la nouvelle ère du management ; les directions ont abandonné trop de contrôle et doivent le reprendre ».
Comme l’écrit Rawlinson, « après deux décennies de lutte pour les talents, les chefs d’entreprise profitent de cette période pour s’adapter à des années de laxisme des équipes de direction ». L’époque du télétravail, de la compensation Wi-Fi, des allocations de repas et autres incitations est révolue, insiste-t-elle, et « les directeurs des groupes technologiques optimisent désormais davantage la rentabilité que la croissance, parfois au détriment de croyances organisationnelles de longue date ».
Derrière ces changements, précise Rawlinson, se trouvent des « investisseurs activistes » qui ont pris « des positions de premier plan dans leurs actions » et ont « appelé les entreprises à réduire les coûts, à réduire les investissements non stratégiques et, notamment dans le cas de Meta, à réduire agressivement ses effectifs ».
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]