Les investisseurs sont comme les dindes en période de fête : tous les jours, tout va bien, jusqu’à ce que…
Comme nous le rappelle notre ami Nassim Taleb, il y a un inconvénient à être une dinde américaine : le jour de Thanksgiving.
Pendant 1 000 jours environ, le volatile est nourri quotidiennement. Il s’y habitue. Il trouve que les choses vont plutôt bien. Autour de la mangeoire, tout le monde sait que le grain arrive « toujours ». Aucune dinde vivante ne peut le contredire.
Les dindes les plus intellos tissent des théories expliquant cette bonne fortune. L’une d’entre elles annonce que c’est à cause de l’exceptionnalisme dindonnesque :
« La nourriture afflue parce que nous sommes des dindes, pas des hirondelles ou des pigeons. Nous sommes spéciales. Nous n’avons pas besoin de picorer par terre pour trouver des miettes ou gratter la poussière pour déterrer des vers. Nous sommes des oiseaux supérieurs ; nous avons accès à une quantité illimitée de nourriture. »
Une autre a une hypothèse différente – celle de meilleurs dirigeants :
« On est nourri parce que notre président a pigé comment obliger le fermier à le faire. C’est le meilleur dindo-président de tous les temps. Si le fermier a un peu de retard, notre président sait comment rendre sa grandeur à la basse-cour. Vous n’avez pas remarqué ? Il recule de trois pas et glougloute à plein gosier. Généralement ça marche. Sinon, il continue de glouglouter jusqu’à ce que la nourriture arrive. Ça fonctionne toujours. Toujours. »
Un autre encore se manifeste :
« Oh, arrêtez avec vos théories alambiquées. On est nourri parce que c’est comme ça. C’est la nature. »
« Non, ce n’est pas la nature », affirme un autre. « C’est parce que la partie est truquée. Le fermier doit nous nourrir, sinon il sera accusé de maltraiter des animaux. Il doit continuer, il n’a pas le choix. »
Puis, à mesure que le quatrième jeudi de novembre approche, toutes ces théories sont remises en question. Et toutes se révèlent fausses.
La nourriture n’arrive pas. Au lieu de cela, les dindes sont introduites dans un endroit reculé du complexe agricole, où elles n’ont encore jamais été. Il y règne une atmosphère inquiétante. Les dindes commencent à murmurer entre elles. L’une dit qu’elle entend des cris dans la pièce voisine. Toutes remarquent des bruits de machines – de grosses machines, même… et quelques plumes flottant doucement dans l’air.
« Que se passe-t-il ?… » se demandent-elles, l’une à l’autre. Ensuite elles commencent à paniquer, à courir en tous sens, espérant s’échapper.
Aucune sortie possible
Jusqu’à ce jour-là, la nourriture arrivait quotidiennement. Jour après jour… le soleil se levait… et le fermier arrivait avec une nouvelle dose de grain. Ensuite, sans avertissement, tout a changé pour les dindes. Pire qu’une mauvaise journée… c’était la scène finale. Le rideau est tombé. La cour a suspendu la séance.
Pendant ce temps, sur les marchés, le soleil brille encore. Que diable, plus nous voyons de signes de danger, plus les indices grimpent.
Mais comme se hâtent de le rajouter les institutions financières : les performances passées ne garantissent pas les performances futures. Vous pouvez lancer cent pièces et tomber sur face à chaque fois ; cela ne veut pas dire que la prochaine ne tombera pas sur pile.
Le point de vue de l’éleveur
Nous voyons la vie de la dinde du point de vue de l’éleveur. Ce n’est pas un chemin pavé de purée de pommes de terre, mais il est très prévisible, avec un début défini, une fin certaine – et un but.
Nous sommes tenté de faire une analogie avec les marchés boursiers. Mais il n’y a rien de défini dans les marchés. Ils peuvent, c’est bien connu, rester irrationnels bien plus longtemps que vous ne pouvez rester solvable. Mais ils peuvent aussi rester solvables bien plus longtemps que vous ne pouvez rester irrationnel.
Nous supposons que tant que la Réserve fédérale y injecte de l’argent, les marchés continueront à grimper. Le total du financement du marché des repo – censé n’être « pas un assouplissement quantitatif » – dépasse désormais les 300 Mds$. Ce n’est plus uniquement le marché au jour le jour que la Fed regonfle, par ailleurs. Elle finance maintenant aussi le repo à 42 jours.
En d’autres termes, avec la Fed qui ajoute autant de milliards factices, les dindes peuvent penser que la hausse des prix est « rationnelle » et « normale »… et que seuls des oiseaux de malheur fous à lier s’attendraient à ce qu’ils baissent.
Pourtant… sur les marchés, nous sommes les dindes, non les éleveurs. Nous construisons nos propres théories. « Les prix des actions grimpent toujours à long terme », dit un simplet. « De nos jours, avec la gestion éclairée de la Fed et un président qui s‘y connaît en finance, il est presque garanti que rien ne tournera mal », dit un autre.
« Le Dow à 30 000 points », ajoute un troisième. « La partie est truquée… ils doivent continuer à faire tenir le marché, sans quoi tout l’édifice s’effondre. »
« Nous sommes les US », ajoute le président, comme si les dieux envisageaient son pays avec une faveur particulière. Mais en coulisses, M. le Marché aiguise son couteau.
Il décidera par lui-même quand sera venu le moment de plumer tout ce petit monde !