La Chronique Agora

Une météorite de 10 km de diamètre baptisée Smith-Friedman

** C’était bien la peine de n’avoir perdu que 4% la semaine dernière — alors que les autres places de la Zone euro et les indices américains chutaient de 8% en moyenne — si c’était pour dévisser dans les mêmes proportions ce lundi avec 90% de titres en repli et des volumes d’échanges dignes d’un mois d’août.

Il s’est traité à peine cinq milliards au total à Paris, soit moins d’un demi-milliard d’euros par pour-cent de variation indicielle, sachant que le CAC 40 s’est replié de 6% avant de revenir à -2% et de terminer à -3,96% (à 3 067 points).

Mais où sont donc passés les courageux acheteurs qui avaient empêché les valeurs françaises de sombrer sous les 3 180 points avant le week-end ?

Pourquoi le seuil des 3 085 points — qui correspond à une division par deux du CAC 40 par rapport à son zénith des 6 170 points de juillet 2007 — n’a-t-il pu être préservé ?

Est-ce la peur de voir Wall Street rechuter sous de nouveaux planchers annuels (c’est hélas bel et bien le cas) ?

De voir de nouveaux pays faire faillite aux portes de l’Europe — et y compris certains de nos fournisseurs — ? De voir les hedge funds continuer de se faire hara-kiri sur l’ensemble des classes d’actifs privilégiées lors de la vague d’arbitrages au détriment du dollar orchestrée qui a eu lieu d’août 2007 à juillet 2008 — et les plus avisés avaient d’ailleurs démarré dès janvier 2007 — ?

Nous pourrions associer le mot "peur" à trois douzaines de motifs sans avoir épuisé la liste des raisons de sortir du marché pour les uns et de ne pas y toucher pour les autres !

Généralement, le marché s’ingénie à prendre la majorité des investisseurs à contre-pied chaque fois que l’opinion sur la tendance rassemble un consensus proche de 90%. En fait, jamais autant d’opérateurs, commentateurs, économistes, gouvernants n’ont été en même temps aussi noirs sur l’avenir de la planète depuis 1930 ou la crise des missiles de Cuba — cela n’avait duré que les quelques jours de bras de fer entre Washington et le Kremlin mais l’humanité n’était pas passée très loin de l’apocalypse nucléaire.

Des astrophysiciens viendraient de repérer une météorite de 10 kilomètres de diamètre capturée par l’attraction terrestre et menaçant de s’écraser d’ici 12 à 18 mois que l’aversion pour investir dans les actions, le pétrole, les matières premières ne serait pas plus radicale.

Mais autant la trajectoire apparente d’un corps céleste nomade peut être perturbée par les vents solaires, la gravité d’autres planètes proches ou la rencontre d’obstacles tels que la lune, autant la chute verticale de tout actif faisant l’objet d’une cotation à Wall Street semble inexorable.

** Lundi soir au cours du dernier quart d’heure, la trajectoire des indices américains s’apparentait à celle d’une étoile filante plongeant à la verticale du zénith vers l’horizon. Le S&P 500, stable à 20 minutes de la clôture, a dévissé au final de 3% (à moins de 8% de son plancher de 2002) et le Nasdaq ne s’en est pas mieux tiré.

Le Dow Jones a perdu 230 points dans l’intervalle : un écart qui ne trouve justification ni dans l’actualité des entreprises, ni dans les statistiques macroéconomiques, ni dans l’évolution des prix du pétrole ou des taux d’intérêt. Il se peut que Wall Street ait réagi négativement à l’annonce de la mise en échec d’un complot de skinheads ultraracistes visant à assassiner Barack Obama à l’occasion d’un attentat destiné à tuer un grand nombre de personnes — aucune précision sur le mode opératoire ou le lieu de l’attaque présumée n’a été donné.

C’est typiquement le genre de révélation qui renforce le sentiment que tout, et y compris le destin de l’Amérique — avec un martyr potentiel de plus parmi les personnalités les plus prometteuses de l’échiquier politique américain –, peut basculer en quelques minutes, ce qui constitue une raison supplémentaire de fuir des marchés où il n’y a que de mauvais coups à prendre en moins de temps qu’il n’en faut pour se faire livrer une pizza.

** Rien ne laissait présager une telle issue à Wall Street et surtout pas la publication des ventes de logements neufs américains : elles s’affichent en nette reprise (+2,7%) au mois de septembre après une chute abyssale de 12,6% en août.

Les stocks d’invendus (maisons et appartements), après avoir flirté avec une durée d’écoulement de12 mois, se contractent à -10,4, ce qui demeure tout de même très récessioniste. Le prix médian des maisons chute de pratiquement 10% sur 12 mois à 218 400 $ contre 240 300 $.

Des chiffres plutôt rassurants qui ont débouché sur des gains proches de 2% sur le Dow Jones, de 1,5% pour le S&P 500 et de 1% pour le Nasdaq à mi-séance.

** L’Euro Stoxx 50 (-1,7%) a semblé limiter la casse beaucoup mieux que n’a su le faire le CAC 40 mais il s’est produit un événement sans précédent à Francfort. Le DAX a bondi de plus de 3% à une heure de la clôture et de presque 1% au final alors que 29 titres sur 30 étaient en chute libre — et l’Eurotop 100 en baisse de 2,5%.

Le calcul du DAX 30 a été complètement faussé par les 150% de hausse — si, si vous lisez bien 150% — du titre Volkswagen qui passe sous le contrôle de Porsche. Alors que le flottant se trouve soudain réduit à 6% du capital, les vendeurs se sont retrouvés contraints de procéder à une vague historique de rachats à découvert… causant un véritable corner sur le n°1 allemand.

Inutile de préciser que des spéculateurs mal inspirés ont encaissé à l’occasion des pertes considérables — et peut-être historiques en un laps de temps aussi court. De nouvelles faillites de hedge funds ou des accidents de type Caisses d’Epargne sont tout à fait plausibles après cette folle journée sur les titres Volkswagen.

Toujours en Allemagne, le moral des industriels a continué de se dégrader au mois d’octobre. Selon l’institut économique IFO, l’indice du climat des affaires est ressorti à 90,2, contre 92,9 le mois dernier. Il s’agit du cinquième mois consécutif de baisse pour cet indicateur.

** Dans ce contexte, les spécialistes des marchés de taux s’attendent, d’ici le milieu de cette semaine, à un geste coordonné et spectaculaire de la part des banques centrales du G7 avec une baisse de 50 à 75 points de base en quelques jours. La Fed devrait agir dès demain, à la veille de la première estimation du PIB pour le troisième trimestre et la BCE au plus tard début novembre.

Lundi matin, la banque centrale de Corée du Sud a devancé l’appel en réduisant drastiquement son loyer de l’argent de 75 points pour sauver son économie au bord de l’asphyxie. L’indice Kospi de la bourse de Séoul est ainsi repassé de -6% à +0,8%.

Jean-Claude Trichet a clairement indiqué l’imminence d’une baisse des taux de la BCE au regard des fondamentaux économiques dégradés et alors que la rechute du pétrole réduit considérablement la menace inflationniste.

La BCE proclame depuis la fin du XXe siècle que l’inflation est destructrice de valeur. Comment juge-t-elle le méga krach systémique de 2008 ? Elle ne l’a ni vu venir ni su prévenir, trop occupée à faire le jeu des banques commerciales en fustigeant les horribles conséquences que pourraient entraîner des hausses de salaires au bout de 15 ans de confiscation du fruit du travail des salariés au profit d’actionnaires exigeant, quoi qu’il en coûte, leurs 15% de rendement dans un monde où la croissance naturelle est de +3%.

Une telle absurdité a été démontrée un nombre incalculable de fois, sans que rien ne change ou que les prétentions des gérants soient revues à la baisse. La raison ne vous a pas échappé si vous connaissez de futurs retraités américains qui ont opté pour la capitalisation dans des fonds actions, dédaignant le système par répartition jugé trop peu rentable et qui ont — pire que tout — une connotation "socialiste".

** C’est en fait tout le système américain des retraites qui est en train de s’effondrer si les gouvernements ne fournissent pas rapidement un remède à la chute des cours de bourse. Ce sont 10 ans — oui 10 ans — de gains sur les actions qui viennent de partir en fumée en quelques mois (12 tout au plus) et les compagnies d’assurance se retrouvent en negative equity long terme. Tout ce qu’elles doivent vendre pour servir les pensions promises, vous l’avez bien compris, c’est désormais à perte.

Voilà une hémorragie dont l’Amérique risque de ne pas se remettre, avant même d’évoquer une dérive inflationniste qui ruinerait à terme (en trois, cinq ou dix ans ?) les rentiers. Ils n’ont plus besoin de s’inquiéter pour l’avenir : la banqueroute des régimes de retraite, c’est pour 2009 si le S&P 500 s’enfonce sous les 775 points avant fin 2008 !

L’avidité des actionnaires — enfin de ceux qui prétendent défendre leurs intérêts, fusse au prix du licenciement économique de la moitié d’entre eux — s’explique d’abord par le phénomène de la pyramide des âges. En effet, il y a moins de cotisants, plus de pensionnés et des salaires qui stagnent ou qui régressent dans 80% des cas — la masse salariale des classes moyennes servant d’assiette aux cotisations fond comme neige au soleil. Conclusion : les gérants des fonds de retraite se trouvent contraints d’obtenir des rendements prodigieux (les fameux 15%) pour verser plus d’argent — érosion monétaire oblige — avec moins d’épargne collectée.

L’alternative est simple. Soit il faut commencer à mordre dans le capital et mettre au bout de quelques années la clé sous le paillasson, soit il faut réduire le montant des pensions. Cependant, la baisse du niveau de vie ne fait pas partie de la culture américaine.

** Cela va pourtant devenir le cas pour des dizaines de millions de futurs chômeurs supplémentaires que compteront les Etats-Unis d’ici fin 2009 et qui ne percevront aucune indemnité décente. Ils auront tout le loisir de relire et de détecter les failles de raisonnement d’Adam Smith et surtout de l’incontournable Milton Friedman, icône de la science économique universitaire, père de la pensée unique triomphante et décomplexée. Sa thèse sur la parfaite efficience des marchés et la supériorité des systèmes dérégulés — par opposition au protectionnisme et aux économies planifiées — constituait l’alpha et l’oméga du système de pensée "social" (hyper individualiste) américain.

Alan Greenspan vient lui-même de déclarer qu’il se fiait aveuglément à la capacité d’autorégulation du capitalisme. Cependant, il n’a eu de cesse, alors qu’il était à la tête de la Fed pendant 18 ans, de rectifier la trajectoire des cycles économiques. Il les a par exemple court-circuités par le biais de taux d’intérêt réels négatifs, associés à une création monétaire galopante issue de l’ingénierie bancaire. Que penserait Friedman — s’il vivait encore — de l’usage de la titrisation massive des dettes qu’il a théorisée ?

Philippe Béchade,
Paris

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