** Nous avions planté le décor technique jeudi matin, les marchés sont allés droit dans le décor dès le début de l’après-midi… et les analystes techniques n’y sont pour rien !
Nous les déclarons totalement innocents du fiasco boursier du 5 mars ; nous continuons également de les absoudre de la déconfiture du 2 mars pour les motifs de nature 100% conjoncturels déjà évoqués lundi et mardi.
Une question restait cependant en suspens depuis 48 heures — elle vient d’être tranchée sans la moindre ambiguïté hier. Vous l’aurez deviné, il s’agissait d’une interrogation classique : "le pire est-il déjà dans les cours ?"
Non il ne l’était pas ! Et encore moins si les assureurs britanniques se mettent à faire faillite comme les monoliners américains au début de l’automne dernier… si General Motors (-16% en clôture après une première capitulation de 10% lundi dernier) dépose le bilan ce week-end… si l’Ukraine ou la Lettonie — dont Standard & Poors vient de dégrader la notation en début de semaine — font défaut sur leur dette souveraine… si la dépression atteint -5% sur le Vieux Continent — sauf en France qui n’ira pas au-delà de -1,5%, promis juré… et si l’instabilité sociale s’installe en Europe de l’Ouest et soumet prochainement la monnaie unique à des tensions internes insupportables.
Eh oui, il faudra bien éteindre — que la BCE le veuille ou non — le mécontentement populaire à coup de milliards d’euros de déficits. En effet, les citoyens ne pourront pas supporter longtemps que leur dignité, leur mode de vie, l’avenir de leurs enfants soient mis au rebut parce qu’une micro-minorité de brasseurs d’argent a disposé de leurs économies — celles qui constituent le noyau dur de leurs fonds propres — pour monter une gigantesque carambouille de dérivés de crédit dont ils étaient quelques milliers à se partager les revenus fictifs, de Londres à New York, en passant par quelques paradis fiscaux bien opaques.
Mais arrêtons là car vous êtes en mesure de remplir vous-même les derniers espaces vacants du tableau noir ! Tout ce qui précède est déjà "dans les tuyaux" et une bonne partie des alarmes au sujet des pays de l’Est sont un peu prématurées. De même, la faillite d’Aviva ou de Prudential (-33% et -20% tout de même en clôture hier) est inenvisageable, au même titre que la liquidation de Citigroup ou d’AIG.
** La descente aux enfers boursiers d’hier puise en fait sa source dans un facteur exogène — et totalement imprévu — que nous n’avions même pas songé à évoquer la veille : la Chine a annoncé mercredi matin la mise en oeuvre d’un second plan de relance, sauvant dans la foulée la mise aux places asiatiques puis occidentales.
Mais quel plan de relance ? De façon assez stupéfiante, Pékin n’a pas soufflé mot de ses projets ! Rien, pas un communiqué, pas une piste budgétaire… toutes les interrogations du jour se sont heurtées à des remparts de mystère dignes de la Cité interdite de l’époque de l’Empire céleste.
Voilà une belle leçon — même si certains la jugeront cuisante — pour ceux qui considèrent encore la Chine comme une pièce secondaire de l’échiquier économique mondial. Ses décisions, ses 2 000 milliards de dollars de réserves de devises pèseront lourd dans le scénario de sortie de crise auquel les marchés avaient tenté de se raccrocher la veille.
** Traduit en courbe graphique, le rebond de mercredi n’a constitué qu’une parenthèse technique… dont il ne subsiste rien si l’on considère les 4,7% perdus par l’Euro Stoxx 50 et surtout l’effondrement de pratiquement 5% de Wall Street jeudi soir.
Tous indices de la Zone euro ont clôturé au plus bas… et probablement pas assez bas si la Chine reste une nouvelle fois muette vendredi matin.
Afin de vous démontrer à quel point tous les problèmes des pays émergents doivent être relativisés à l’aune des gigantesques capacités financières de l’Empire du Milieu, le besoin immédiat en capitaux de l’Ukraine pour passer le mauvais cap actuel représente 1% des réserves de la Chine. Eh oui, avec 20 petits milliards de dollars — que l’Europe se trouve incapable de mobiliser –, Londres ou Viennes cesseraient de trembler.
L’Ukraine dispose probablement de quelques possibilités d’exporter des denrées alimentaires à destination de Pékin ou de Hong Kong, même si les devises pour acheter les meilleurs engrais à des pays comme le Maroc ou le Canada commencent à manquer.
La Chine achète beaucoup moins de machines-outils à l’Allemagne — les commandes sont en chute libre de près de 50% — et voilà que la croissance s’effondre chez notre principal partenaire commercial, ce qui impacte directement toute l’Eurozone.
** La BCE, qui s’est contentée du geste prévu par les marchés, en prend acte mais sans exprimer le moindre regret pour son aveuglement lorsque d’innombrables signaux préfiguraient le risque déflationniste alors que la politique monétaire européenne demeurait figée par l’effort "d’ancrage des pressions inflationnistes".
J.-C. Trichet accentuait la déprime des opérateurs en revoyant fortement à la baisse ses estimations d’activité économique en Europe. Cela occultait totalement l’évocation d’une possible baisse de taux supplémentaire d’ici l’été ou le recours à des moyens de soutien non-conventionnels au système financier.
Aux Etats-Unis, beaucoup d’investisseurs commencent à douter que l’approche monétaire quantitative de la Fed suffise à éviter que le pays ne soit aspiré dans un véritable trou noir de décroissance. Les dernières statistiques américaines publiées hier ont été proprement calamiteuses avec une sixième chute consécutive des commandes à l’industrie aux Etats-Unis (-1,9% après -4,9% en décembre). Il s’agit de la plus longue série de baisses mensuelles (six mois consécutifs) depuis que le département du Commerce américain a commencé à compiler cet indice en 1992.
Et comme pour faire boire aux marchés le calice jusqu’à la lie, la productivité américaine du quatrième trimestre a été revue en forte baisse, à -0,4% contre 3,2% en première estimation. Nous sommes preneur de toute explication qui justifierait une telle distorsion statistique… autre que l’introduction de "biais" destinés à masquer la réalité afin, par exemple, d’éviter à Wall Street de partir en vrille.
C’est bel et bien raté car les indices américains ont littéralement capitulé jeudi soir. Le Dow Jones a à un moment cédé plus de 330 points, un nouveau plancher de 12 ans inscrit à 6 545 points. Le S&P 500 revenait s’appuyer sur les 678 points, c’est-à-dire au point près sur la zone sommitale de la vague haussière inaugurée le 8 décembre 1994 (vers 445 points) et qui a plafonné du 22 mai au 6 juin 1996 sous les 680 points.
** Très franchement, si nous devions miser sur un scénario de rebond, les 4,25% perdus par le S&P ont peut-être précipité une bonne partie des valeurs américaines dans une zone de survente historique — la perte cumulée sur 2009 a dépassé les 25% à quelques minutes de la clôture sur le Dow Jones.
Nous convenons que l’évocation — un peu à l’instinct — d’une opportunité de rebond est un peu gratuite. Il est vrai que de nombreux commentateurs développent régulièrement ce genre d’argument depuis l’automne dernier mais, en ce qui nous concerne, ce doit être la première fois que nous l’insérons dans l’une de nos Chroniques, prenant même le risque d’en faire la conclusion d’un des textes les plus sombres que nous ayons l’occasion de rédiger depuis la période du 3 au 10 octobre ou du 14 au 21 novembre 2008.
PS : cela nous agacerait un peu que le bataillon des chartistes qui anticipent un S&P à 600 points et un CAC 40 à 2 400 points d’ici la mi-mars obtienne finalement gain de cause, à force de matraquer ces mêmes objectifs depuis que Lehman — l’ennemi de toujours — a été délibérément torpillé (avec l’aval du Congrès US) par Henry Paulson.
Eh oui, un krach boursier, c’est parfois simple comme un règlement de compte… ou un supplice chinois !
Philippe Béchade,
Paris