** Le fait que vous connaissiez par coeur le processus qui vient de mener les Etats-Unis à un Tchernobyl financier — explosion d’une centrale économique basée sur la dette, la dérégulation, la dissimulation du risque et le transfert insidieux d’actifs toxiques à l’ensemble des acteurs du marché — va nous faire gagner un temps précieux. Nous allons le consacrer à poser une série de questions embarrassantes pour les autorités américaines (le Trésor, la SEC), la Fed, la BCE, les banques et les agences de notation. C’est important, car les réponses implicites vont conditionner le comportement des investisseurs au cours des jours, des semaines et des mois qui vont suivre.
La métaphore de Tchernobyl est éclairante à une douzaine de titres. Tout d’abord, et la majorité des ingénieurs de la planète en conviennent aujourd’hui, la centrale ukrainienne souffrait de plusieurs défauts de conception. Cela avait été dénoncé par quelques bons connaisseurs de l’architecture des centrales nucléaires mais leurs rapports ont été étouffés et leurs auteurs dissuadés de s’exprimer publiquement.
Qui aux Etats-Unis a délibérément ignoré les avertissements d’économistes compétents qui contestaient la prétention des marchés à fournir une juste estimation de la valeur des actifs — actions, matières premières, biens immobiliers, dérivés de crédit subprime ?
Pourquoi les médias ont-ils refusé jusqu’à la tenue de débats contradictoires sur ces questions ? Parce que les postulats de la pensée unique libérale et triomphante — l’ex-URSS servant de repoussoir — ne sauraient être discutés à l’aube du 21ème siècle ?
Seconde question : pourquoi déréguler jusqu’aux limites de l’absurde une machine financière que l’on sait portée vers les excès et qui exploite à outrance des produits réputés à haut risque — sinon hautement toxiques ?
Troisième question : pourquoi encourager les "savants fous" — via des méga bonus et des salaires pharaoniques — à pousser le réacteur aux limites de ce que la science connaît des réactions en chaîne ?
Quatrième question : après l’incident majeur — la première fuite radioactive — de février 2007, c’est-à-dire la faillite de New Century Financial, pourquoi les autorités monétaires américaines ont-elles redoublé l’injection de liquidités (d’eau lourde) dans le système, ce qui équivalait à augmenter la radioactivité de l’uranium présent au coeur du réacteur ?
Cinquième question : cet épisode aurait-il pu avoir lieu sans la complicité évidente des contrôleurs du risque, les agences de notation, qui étaient parfaitement au courant d’un dangereux phénomène de surrégime ? Ils se sont pourtant ingéniés à recommander symétriquement une réduction des quantités de graphite, le composant qui permet de d’absorber une partie du rayonnement du combustible nucléaire.
Sixième question : début août 2007, tous les voyants de la centrale de Wall Street venaient de passer au rouge et que les canalisations éclataient sous la pression de la vapeur radioactive. Dans de telles conditions, pourquoi personne n’a-t-il jugé bon de faire stopper le réacteur de toute urgence et de faire évacuer les populations les plus exposées à une explosion imminente du système ?
Le seul désagrément encouru alors aurait été une simple coupure temporaire de courant dans Manhattan. Il aurait dû s’ensuivre le licenciement du personnel de la centrale ainsi que des autorités supervisant son fonctionnement. Rien de particulièrement choquant dans un pays où le salarié qui commet un simple faux pas ou qui ne plaît plus à son supérieur peut se retrouver débarqué du jour au lendemain.
Septième question : pourquoi la Maison-Blanche, dûment avertie de la gravité de la situation par l’ingénieur en chef Paulson, a-t-elle continué de vanter l’efficacité des équipes, la solidité des murs de la centrale, la souplesse de son mode de fonctionnement et nié l’amorce d’une réaction en chaîne irréversible — connue sous l’appellation de "syndrome chinois" ?
Huitième question : pourquoi la Fed, afin d’accréditer cette dangereuse fable destinée à un public naïf, a-t-elle fait livrer à la centrale en perdition non pas un stock de barres de graphite — c’était déjà trop tard mais au moins cela aura été la première initiative sensée — mais des tombereaux de billets verts qui ne demandaient qu’à s’enflammer au contact du métal chauffé au rouge du réacteur ?
Neuvième question : le réacteur a désormais explosé, pulvérisant le toit de l’usine et dispersant sur toute la terre ses milliers de milliards de dollars de scories obligataires toxiques. Pourquoi décide-t-on que ce sont les populations civiles — déjà contaminées par les premières fuites radioactives de février et août 2007 — qui devront financer de leur poche le nettoyage de ce désastre ?
Henry Paulson va plus loin : il somme les pays partenaires des Etats-Unis de participer financièrement à l’effort de construction d’un sarcophage de 700 milliards de dollars, sachant pertinemment qu’il en coûtera au moins le double… et sans la moindre certitude concernant son étanchéité aux radiations.
Dixième question : alors que chacun connaît désormais l’origine du problème — le surendettement des ménages les moins fortunés à qui l’administration Bush a fait miroiter le mirage du "tous propriétaires" — pourquoi le premier réflexe de la Fed et du Trésor a-t-il été de voler au secours des plus riches (les banques, les compagnies d’assurances du secteur privé) et non des municipalités ? Quitte à dépenser 1 000 ou 1 500 milliards de dollars, elles auraient alors pu acquérir le plus beau parc locatif de la planète et ainsi éviter à l’immobilier — puis aux créances à risque — de s’effondrer.
Ne valait-il pas mieux nationaliser dès le printemps 2007 quatre ou cinq millions de logements ? Ils auraient été convertis en HLM, et leurs occupants auraient été maintenus en place — même avec des loyers symboliques, en 30 ans, c’est amorti. Tout ça plutôt que de nationaliser 1 000 milliards de dollars — et encore, c’est une estimation très "conservatrice" — de créances pourries (produits dérivés virtuels) dont personne ne pourra jamais profiter d’aucune façon concrète.
Onzième question : Henry Paulson, George Bush, Warren Buffett, Bill Gross — qui gère PIMCO, le plus gros fonds obligataire de la planète — sont bien d’accord sur un point : ne rien faire jeudi dernier aurait été pire que d’appeler le contribuable américain — et demain européen ? — à la rescousse.
Et ne rien faire pour venir en aide aux emprunteurs en difficulté qui se sont vus contraints de vendre leur bien à n’importe quel prix pour échapper à la faillite personnelle — ce qui entretient la spirale de l’effondrement du secteur de l’immobilier et donc le risque systémique –, n’est-ce pas une erreur colossale qui ne relève pas d’un vrai choix politique, dicté par un dogme économique complètement erroné ?
Et s’il s’agit bien d’une erreur, comment les médias et les responsables du pays peuvent-ils continuer de prétendre impunément que c’est "la faute à pas de chance" ?
La douzième question porte sur la pertinence des modifications des règles du jeu en matière de ventes à découvert et sur les interrogations concernant les bienfaits du sauvetage à fonds perdus des banques américaines pour l’économie réelle. Sans les ventes à découvert, les possibilités de couverture du risque s’amenuisent singulièrement, d’où le constat que la détention d’actions devient un choix beaucoup plus risqué. C’est un motif plus que suffisant pour se désengager de la bourse, et pour longtemps. Ce qui implique de rechercher des thèmes de placements alternatifs.
Treizième question : qu’est-ce qui va encore nous tomber sur le coin de la figure ?
** Le visage de la finance américaine — et plus généralement du capitalisme — s’est trouvé transfiguré en l’espace d’une semaine ; il ne se passe plus un jour sans que ne survienne un nouveau coup de théâtre ! Ce dernier week-end n’a pas dérogé à la règle puisque les deux dernières banques d’affaires de Wall Street ont jeté l’éponge et renoncent à leur prestigieux statut… mais nous avons gardé le meilleur pour la fin.
Le baril de pétrole a pris 25% — vous lisez bien : 25% ! — à 129 $ lundi soir, au moment de l’expiration du contrat portant l’échéance octobre.
Ce mouvement sans précédent — aussitôt qualifié de krach à la hausse — serait dû au rachat massif de vendeurs à découvert. L’explosion historique des cours a démarré vers 19h30 (heure française) avec le débordement des 110 $ ; cela aurait entraîné un effet domino sur les programmes de trading avec une liquidation massive des positions short.
A la lecture de ces derniers développement inattendus, les anticipations macroéconomiques des opérateurs pourrait être profondément remises en cause puisqu’à 125 $, le niveau du pétrole redevient inflationniste. Les cambistes pourraient avoir déclenché l’emballement des arbitrages en prenant leurs distances avec le dollar, sur fond d’envolée du déficit américain : le billet vert plongeait sous les 1,485 euro hier soir.
Emballement des marchés puis menaces de krach, mensonges officiels et pertes de repères, cynisme et chaos, avouez que nous avons connu des périodes plus favorables pour investir en bourse, une activité qui se résume aujourd’hui à jouer l’avenir de son épargne à pile ou face : dollar, banques, pétrole, soja… même combat !
Pour conclure, de nombreux historiens estiment que si l’URSS s’est disloquée en décembre 1989, c’est parce qu’elle n’est jamais parvenue à se remettre des conséquences techniques, humaines et financières de l’explosion du réacteur numéro 4 de la centrale de Tchernobyl.