Quelques facteurs viennent restreindre les promesses de la corne d’abondance…
Si le monde et le temps ne couraient à l’abîme,
Chère, être prude alors n’y serait point un crime.
~ Andrew Marvell
Une épiphanie !
Revenus depuis peu dans notre longère en Normandie, nous regardons la cour, un espace vert arboré de pommiers, entouré d’étables et d’autres bâtiments agricoles. Les bâtiments ne sont pas en mauvais état. Il n’y en a pas un seul qui s’écroule. Mais ils ont besoin de réparations. De réparations physiques. De réparations réalisées par des gens en bleu de travail.
Un des bâtiments a besoin de réparations au niveau du toit. Un autre a tout simplement besoin d’un nouveau toit. Une des granges a besoin de nouvelles portes. Puis, il y a une petite maison abandonnée, qui servait auparavant de fournil, avec son four typique en forme de dôme, et qui a été transformée en porcherie, puis en lieu de vie. Elle est désormais en ruine et a besoin d’une rénovation intégrale.
(Appartements à louer, travaux à prévoir. Photo : Bill)
Toutes ces choses nécessitent du matériel, des compétences et du temps. Le genre de choses que l’on trouve dans « l’économie de jadis ». Il y a des choses qui produisent plus de PIB et nous rendent plus riches. Lorsque les réparations seront terminées, nous aurons de meilleures installations, une plus belle vue depuis la longère et, peut-être, une exploitation plus productive.
Si nous avions plus de ressources et de temps, nous pourrions passer notre journée sur internet à dépenser notre argent sans compter, dans des ‘guerres de choix’, que ce soit pour renflouer les banques, les investisseurs ou les étudiants, pour investir dans des entreprises qui ne gagneront jamais assez pour justifier les capitaux qu’elles parviennent à lever, ou pour distribuer notre argent aux riches (contrats, emplois, subventions, cours de bourse, taux d’intérêt bas) ou aux pauvres (coupons alimentaires, allocations chômage, allocation handicap, aide aux loyers).
Et lorsqu’on les gaspille, elles disparaissent pour toujours.
Tenus en laisse
En revanche, quand nous allumons notre ordinateur portable, nous sommes immédiatement projetés dans un autre monde, sans limites apparentes. Nous pouvons aller aussi loin que nous le voulons. Nous pouvons voir les dernières actualités des célébrités. Ou nous pouvons apprendre la déclinaison d’un nom latin. Ou nous pouvons participer au débat consistant à savoir si ce fut une erreur ou non de vendre de la ferraille au Japon avant la Seconde Guerre mondiale (étant donné qu’elle a servi à fabriquer des navires, des avions et des munitions).
Et pourtant, même sur internet, les chiens courent, aboient et grognent. Mais ils risquent toujours de s’étranger à force de tirer sur leur laisse. En début de semaine, un collègue nous a cité huit valeurs boursières qui se sont étouffées, et dont la valeur cumulée a fondu de 5 000 Mds$ : Tesla (-65%), Meta (-64%), Netflix (-51%), Nvidia (-50%), Amazon (-49%), Google (-38%), Microsoft (-28.9%) et Apple (-27%).
Et n’oublions pas Salesforce. Son action valait 300 $ en novembre 2021. Elle vaut désormais 130 $. Le groupe Salesforce est situé dans une élégante tour d’affaires de San Francisco. Il vend des logiciels de gestion de la clientèle à des entreprises technologiques.
Mais lorsque les clients se sont fait la malle, le chiffre d’affaires de Salesforce s’est effondré. Le bénéfice net est passé de plus de 4 Mds$ en 2021 à moins de 1,5 Mds$ lors du dernier exercice.
Salesforce est un cas à part, qui combine les illusions de la bulle internet et les concepts fous d’un esprit digne de Jack Welsh. Le PDG fondateur, Marc Benioff, a suivi l’exemple de Jack Welsh à la tête de General Electric : il a racheté des entreprises à gauche et à droite pour faire gonfler son chiffre d’affaires.
Des mondes fictifs
Il est assez difficile de cerner une seule entreprise. Il est illusoire de penser appréhender des dizaines d’entreprises. Et l’an dernier, toutes ces entreprises technologiques ont percuté de plein fouet le mur de brique qui sépare le monde réel, où le temps et les ressources sont limités, du monde virtuel de Mark Zuckerberg, des cryptomonnaies et du budget de l’Etat américain.
Par exemple, Meta et Google sont des médias qui vivent de la publicité. C’est en détourant les dépenses de publicité des médias traditionnels qu’ils ont réussi à accroître leurs propres revenus. Mais les budgets publicitaires sont toujours contraints par les revenus, tandis que les revenus sont toujours limités par les ventes… et que les ventes sont toujours limitées par le temps. Les clients gagnent de l’argent en vendant leur temps, à l’heure. Or, le nombre d’heures dans une journée est limité. Leurs revenus sont donc limités par le nombre de choses qu’ils produisent à l’heure. Or la productivité baisse au rythme le plus rapide depuis 40 ans. CNBC :
« Le PDG de Salesforce, Marc Benioff, a fait des vagues après avoir déclaré à des employés dans un message Slack que les nouvelles recrues de l’entreprise n’étaient pas assez productives et qu’il voulait comprendre pourquoi. Le manque de productivité des employés de Salesforce n’est pas un cas isolé. »
L’organisme le plus puissant de la planète, le gouvernement américain, « imprime » de l’argent. Mais même le gouvernement américain est tenu par une laisse. Il peut imprimer tous les billets qu’il veut, mais le fait est que la richesse provient des contribuables. Des contribuables qui vivent dans le monde réel, où le temps et les ressources sont limités. Le gouvernement peut essayer de contourner les contribuables, et se contenter d’imprimer de la monnaie pour payer ses factures. Mais le peuple perd alors du pouvoir d’achat.
Temps perdu
Nous avons été circonspects à l’égard de la « révolution de l’information » dès son commencement. Dans les années 1990, on entendait çà et là que « l’information remplacerait le capital ». Les investisseurs pensaient avoir découvert une nouvelle source de richesse. Ils pouvaient acheter un dogecoin, un NFT ou autre chose « sur la blockchain ». Ils étaient convaincus que cette nouvelle économie sans entrave les rendrait riches. Ils pensaient que le temps et les ressources ne comptaient plus vraiment. Le caractère infini des médias électroniques devait nous permettre d’obtenir beaucoup plus facilement et plus rapidement ce que nous voulions.
Théoriquement, l’agriculteur de Borneo qui travaillait la terre avec une binette en acier était auparavant plus ou moins confiné à sa parcelle. Mais désormais, avec la toile mondiale à portée de main, il sait qu’il peut labourer la terre de manière plus efficace avec un tracteur John Deere. Cela lui permettrait d’accroître grandement sa productivité, ce qui engendrerait une baisse des prix des denrées alimentaires, pour le plus grand bonheur de tous.
Mais il y a un problème. Où est le tracteur ? Pour le construire, ne faut-il pas, encore et toujours, du capital, de l’acier, des compétences et du temps ? Les fabricants ne doivent-ils pas se soucier de savoir quel est le pouvoir d’achat de l’agriculteur de Borneo ? N’était-ce pas couru d’avance que celui-ci, conscient qu’il n’avait pas les moyens de s’acheter un tracteur John Deere, passerait son temps sur internet à spéculer sur des « meme stocks », à lire des opinions idiotes ou à regarder des photos tendancieuses de femmes de Düsseldorf ?
A l’évidence, les nouvelles technologies américaines, à commencer par Amazon, Facebook, Google et bien d’autres, ont ralenti la production de marchandises. Le taux de croissance du PIB était de l’ordre de 3% dans les années 1990. Il est désormais quasi nul, après avoir reculé d’abord progressivement, puis brutalement, depuis le début du XXIe siècle.
Que fait-on de cela ? On ne sait pas encore. Affaire à suivre…