La Chronique Agora

Sur le front de la guerre économique (1/2)

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En parallèle du conflit entre armées sur le terrain en Ukraine, un affrontement économique se déroule. Entre réserves d’or russes et sanctions occidentales, les rôles du dollar et de l’euro sont notamment remis en cause.

Depuis le 14 février 2014 (révolution du Maïdan), et d’autant plus après les accords de Minsk (5 septembre 2014 puis 12 février 2015) le dossier ukrainien a pris la forme d’une interminable guerre civile de « basse intensité » qui ne dit pas son nom, et sur laquelle les médias occidentaux « de référence » entretiennent une forme d’omerta.

N’en avoir jamais parlé, n’avoir jamais établi les responsabilités des protagonistes (au nombre de trois sur le terrain, mais quatre en y rajoutant l’Otan) permet à ces mêmes médias de laisser croire qu’une « vraie guerre » vient d’éclater spontanément du seul fait de la « folie inexplicable » et des pulsions barbares d’un dictateur formaté par le KGB (devenu le FSB).

Des intérêts commerciaux en jeu

Et les Européens se proposent d’ajouter de la guerre à la guerre en organisant la livraison d’armes à l’Ukraine, sans débat au Parlement européen, en dehors de tout cadre légal (« urgence oblige »), et malgré l’absence de pouvoir de décision d’Ursula von der Leyen en ce domaine (se croirait-elle encore ministre de la Défense de l’Allemagne ?).

Le chancelier allemand Olaf Scholz a compris le danger et a confirmé le 6 mars que « l’Otan ne participera pas à la guerre en Ukraine. Une confrontation directe entre l’Otan et la Russie doit être évitée : les armes remises à l’Ukraine ne sont pas livrées directement dans le pays, mais à l’extérieur des frontières ».

La Russie de Vladimir Poutine – avec l’aval de la Douma qui lui est tout acquise – peut aussi s’abstenir de riposter pour des raisons diplomatiques, au prétexte d’éviter au monde une Troisième Guerre mondiale, se posant comme « faiseur de paix ».

Une telle posture ne trompera personne pour qui connaît la brutalité des interventions russes en Tchétchénie et en Géorgie. Ou, plus récemment, l’appui militaire offert par Poutine au dictateur syrien Bachar El Assad. Sans oublier l’envoi de mercenaires du groupe Wagner en Libye pour contenir l’influence turque visant à déstabiliser l’Egypte, importateur majeur de blé russe.

Ce dernier fait nous rappelle qu’en creusant du côté des intérêts commerciaux directs et indirects comme vecteurs « d’influence », beaucoup de guerres « obscures » – larvées ou manifestes – deviennent alors intelligibles, à défaut d’être légitimes.

Derrière la « démocratisation »

Avec le surgissement de la guerre en Ukraine, l’Europe se découvre soudain des ambitions de grande puissance capable de mettre en déroute l’ours russe, ce que les Etats-Unis n’ont plus tenté depuis la crise des missiles de Cuba, il y a 60 ans.

La couverture et l’analyse des événements par nos médias constitue un formidable révélateur de l’insondable incompétence et du manichéisme des invités des plateaux TV, et à plus forte raison des émissions de « décryptage » de l’actualité de 19h et du JT de 20h.

De pseudo-philosophes gominés viennent y dérouler sans la moindre nuance, sous les hochements de têtes approbatifs des « journalistes », le narratif guerrier pour enfants de 5 ans élaboré par les autorités françaises ou européennes.

Ce qui détermine leur soutien systématique à la guerre ? Toujours chercher du côté des problématiques énergétiques et de la défense de l’hégémonie du dollar : il est rare que d’autres motivations, qualifiées de « nobles », débouchent sur des conflits armés.

La plupart des initiatives « libératrices » lancées au nom de la démocratie par le « camp du bien » (le camp du mal est idiot : il ne sait même pas que c’est lui le méchant et qu’il va écoper de la punition qu’il mérite) ont toujours une forte odeur de pétrole et des relents de captation de richesses naturelles stratégiques.

Mais surtout, depuis une vingtaine d’années, il ne fait pas bon contester ouvertement la suprématie du dollar et de concevoir un système monétaire de substitution.

Si l’effort de « démocratisation » des dictatures et d’émancipation des peuples échoue comme en Irak, Syrie ou Libye, cela aura au moins fait la fortune du lobby militaro-industriel. Et ça ne coûte quasiment rien au contribuable américain, puisque c’est la planche à billet qui finance… grâce à la mansuétude des créanciers étrangers.

Le système peut marcher longtemps comme ça… enfin, tant que quelqu’un accepte des billets verts pour financer les guerres impériales des Etats-Unis à crédit.

Où en sont les réserves russes ?

Or justement, la Russie ne les accepte plus : elle a progressivement liquidé tous ses stocks de bons du Trésor américains depuis 2014 pour les remplacer par de l’euro, du yuan et un peu de yen, mais surtout beaucoup d’or. Officiellement de 2 300 à 2 500 tonnes, mais probablement plus de 3 000, contre 150 au tournant de l’an 2000.

Il n’y a plus de T-Bonds dans les coffres de la banque centrale russe, et c’est curieusement le premier institut d’émission de monnaie de l’histoire à subir un gel de ses avoirs par ses homologues d’une trentaine de pays, dont la Suisse – qui sort de sa neutralité multiséculaire pour se joindre aux sanctions de l’UE et de l’Otan.

Hors de Russie, les marchés obligataires effectuent un virage à 180° : ils retrouvent leur statut de « refuges », pour le plus grand profit de la Fed et des Etats-Unis. Les T-Bonds n’avaient pourtant pas bonne presse à quelques semaines de l’entame d’un cycle des taux prévu mi-mars.

Mais voilà que, soudain, une cohorte d’acheteurs se jette sur la dette américaine comme si leur survie en dépendait. En ce qui concerne le Japon, c’est effectivement vital : ce principe cimente les relations entre ces deux pays depuis 75 ans. La banque centrale nippone achète des T-Bonds, les Etats-Unis lui garantissent un parapluie nucléaire, à condition de conserver éternellement ce stock de dettes libellées en dollar.

L’euro se retrouve en parallèle nettement affaibli depuis le 24 février, au moins en partie parce que la banque centrale de Russie était – jusqu’à début mars – une grosse acheteuse d’euro.

Elle convertissait l’essentiel de ses entrées de pétrodollars (et autres milliards de recettes de ventes de matières premières, dont des métaux raffinés, minerais rares, blé, etc.) en yuans et en euros essentiellement, puis en livres sterling et en yens, sans oublier des achats d’or très soutenus depuis 2014.

Des matières premières irremplaçables

Petit rappel : la Russie extrait 10 millions de barils de pétrole par jour, soit 12,5% de la production mondiale (mais 25% des importations européennes). Ce qui peut en partie être compensé par l’apport d’autres producteurs, par exemple si les sanctions contre l’Iran sont levées et que le pays retrouve sa pleine capacité (2,5 millions de barils par jour il y a 10 ans, 1,3 à 1,5 millions aujourd’hui).

En revanche, la Russie n’est pas remplaçable pour le palladium, avec 45,6% de la production mondiale, le platine (15,1%), l’or (9,2%) ou le nickel haute qualité (7%, troisième acteur mondial). Mais aussi et surtout le titane, avec 30% de part de marché : sans ce métal, plus de moteurs d’avion, plus de missiles ni de drones, plus d’engins spatiaux, etc.

L’une des commodities les plus stratégiques n’est pas un métal : c’est le blé russe (de bonne qualité et très compétitif en termes de prix) qui représente, pour de nombreux pays en voie de développement, une question de vie ou de mort (si pénurie il y avait, des famines, émeutes voire guerres civiles pourraient suivre).

La Russie, c’est 5% des exportations mondiales de la céréale, mais 50% de ce qui est importé par l’Egypte et le Liban. C’est aussi l’un des principaux fournisseurs de l’Algérie, ainsi que de nombreux pays d’Afrique.

Résultat du déclenchement de la guerre : en une semaine, le blé affiche une hausse de 37% de son prix, le fuel 22%, et le prix du gaz est quasiment multiplié par quatre (un vrai coup dur pour les industries allemande, italienne, polonaise, roumaine, etc.).

Cela aura très certainement des conséquences sur la croissance de nos économies, comme nous le verrons demain…

[NDLR : cet article est un extrait du numéro mensuel de mars de La Lettre des Affranchis. Vous pouvez retrouver plus d’informations sur cette publication et comment s’y abonner en cliquant ici.]

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