Il y a pénurie dans le secteur des semi-conducteurs… ce qui permet aux Etats de voler à notre « secours » au mépris de la logique économique – et en oubliant bien commodément qu’ils sont eux-mêmes à l’origine d’une partie de la pénurie !
« Il ne faut jamais gaspiller une bonne crise. »
– Winston Churchill
L’épidémie de Covid-19 a été l’occasion pour les Etats de consolider leur emprise sur la société civile.
Pour les régimes autocratiques, la pandémie a permis de rappeler aux citoyens en mal de libertés individuelles à quelle point une autorité centralisée est efficace en période de crise. Dans les nations démocratiques, les exécutifs ont profité de l’urgence sanitaire pour suspendre, de façon plus ou moins temporaire, des aspects fondamentaux de l’Etat de droit et les libertés de leurs citoyens.
Quelle sera le prochain « relais de croissance » de la puissance étatique ? La prochaine crise, bien sûr. Et celle-ci est toute trouvée : elle sera technologico-économique.
Le nouveau danger pour nos économies est sur toutes les lèvres depuis des semaines : il s’agit de la pénurie de semi-conducteurs. Privée de cette brique élémentaire de la technologie, notre industrie serait à deux doigts de l’asphyxie.
Les constructeurs automobiles ont été les premiers à tirer la sonnette d’alarme. Du fait de difficultés d’approvisionnement, ils prévoient pour les uns des bénéfices en berne sur le prochain exercice, pour les autres une diminution brutale et durable de l’activité. GM, icône de l’industrie automobile occidentale, a même fermé trois de ses usines au mois de mars.
Le résultat était prévisible…
Il n’en fallait pas plus pour que les gouvernements prennent le mors aux dents et annoncent à tour de rôle des plans de relance pour favoriser leur industrie du semi-conducteur. Curieusement, chaque bloc économique espère que son plan la transformera en leader du secteur… et aucun ne semble tenir compte de la réalité de ce marché moins homogène qu’il n’y paraît.
Tombereaux de milliards pour une industrie qui n’en demandait pas tant
Dire que chaque grande puissance veut s’assurer sa place au soleil quoiqu’il en coûte ne serait pas exagéré.
Joe Biden, profitant de l’élan de son début de mandat, a fait passer par décret une enveloppe ambitieuse de 37 Mds$ (soit environ 30 Mds€) pour « favoriser la construction de puces sur le territoire des USA ». Mettant à profit le National Defense Authorization Act, le nouveau président entend ainsi rendre les Etats-Unis de plus en plus indépendants de l’Asie dans une vision centrée sur l’Amérique du Nord que n’aurait pas reniée son prédécesseur.
En filigrane de cette mesure se trouve, bien évidemment, la guerre économique qui se trame entre Washington et Pékin. L’empire du Milieu fait déjà l’objet d’un embargo technologique de plus en plus lourd. Après avoir interdit à de nombreuses entreprises chinoises l’achat de produits technologiques made in USA, Washington empêche désormais de produire des composants équivalents basés sur des technologies occidentales.
Certains fondeurs de micro-processeurs, pourtant basés en Asie comme TSMC, se sont même pliés au chantage de Washington et ont cessé de proposer leurs services aux entreprises chinoises sur liste noire.
Technologiquement étranglé par ces mesures de représailles, l’empire du Milieu s’est donc fendu de son propre plan d’urgence. Il est à la mesure de l’enjeu économique puisqu’une enveloppe de 155 Mds$ (127 Mds€) a été annoncée par Xi Jinping pour permettre au pays de rattraper son retard de ce secteur responsable à lui seul, chaque année, de plus de 300 Mds$ d’importations pour la Chine.
Et l’Europe, me direz-vous ?
Elle n’est, bien sûr, pas en reste lorsqu’il s’agit de faire vœux d’interventionnisme. Sous l’impulsion de Thierry Breton, l’ancien dirigeant de Thomson, France Telecom, Atos et désormais commissaire européen en charge du Marché intérieur et du Numérique, le Vieux continent roule à son tour des mécaniques.
Constatant que « les puces électroniques avancées sont de plus en plus importantes pour la souveraineté numérique de l’Europe et sa stratégie industrielle », notre redresseur d’entreprises national a annoncé un grand plan regroupant 11 pays européens pour « établir des capacités européennes avancées dans la conception et la production de puces ». Il devrait être doté d’une enveloppe pouvant atteindre les 145 Mds€.
La France ne saurait, bien sûr, laisser passer une occasion de parler plus fort que l’Europe. Début mars, c’est Bruno Le Maire qui s’exprimait publiquement pour s’émouvoir de la « vulnérabilité » européenne et appeler de ses vœux la création d’une « filière européenne de composants électroniques ».
Tous ces dirigeants bien intentionnés prétendent régler, à coup de dizaines voire de centaines de milliards d’euros, les hoquets d’un secteur qui s’en passerait pourtant bien. La raison est qu’ils ignorent ou font mine d’ignorer la façon dont fonctionne l’industrie mondiale du semi-conducteur.
Quand les Etats réparent ce qui n’est pas cassé
Tous ces grands plans sont justifiés par des diagnostics malavisés de l’Etat quant à l’industrie électronique mondiale.
Le premier élément curieusement absent des discours est que le marché des processeurs n’est pas homogène. Les puces électroniques ne sont pas identiques et il n’y a rien à voir entre le micro-contrôleur qui gère l’injection de carburant d’un moteur de voiture, un capteur photo, et le processeur d’un smartphone dernier cri.
De la même manière que pétrole et gaz naturel, tous deux des énergies carbonées, ne sont pas équivalents et obéissent chacun à leur propre équilibre offre/demande, les semi-conducteurs ne sont pas fongibles.
S’il y a une pénurie récurrente de puces haut-de-gamme, c’est parce que la micro-électronique est en innovation perpétuelle et que la production des produits les plus avancés est, à tout instant, fortement limitée par le rendement des technologies balbutiantes.
La sélection se fait par la solvabilité des clients, et les constructeurs de milieu-de-gamme attendent en permanence la démocratisation des générations précédentes avant de pouvoir s’approvisionner à bon prix.
Les constructeurs automobiles ne sont pas des clients choyés par les fondeurs de puces pour les mêmes raisons. Négociant les prix au rabais, utilisant des technologies matures (pour ne pas dire obsolètes) qui ne justifient pas de nouveaux efforts de R&D, leurs commandes ne sont naturellement pas prioritaires lors des périodes de tension.
Par ailleurs, si le manque à gagner pour l’industrie automobile est colossal lorsque les lignes de production s’arrêtent, l’activité offerte aux fondeurs par ces commandes reste limitée. Une voiture moderne embarque pour environ 300 $ de semi-conducteurs, et jusqu’à 1 000 $ pour un véhicule électrique dernier cri.
Avec moins de 65 millions de voitures vendues l’année dernière sur la planète, la contribution aux résultats des producteurs de puces reste toute relative.
La réalité est que les constructeurs ont fait le double pari de commander leurs composants à flux tendu pour limiter leur besoin en fonds de roulement, et de tirer sur la corde au niveau des prix. Ce pari s’avère gagnant 90% du temps et perdant en période de forte tension comme aujourd’hui.
Le capitalisme, grâce à la régulation par les pertes et profits, dispose d’une rétroaction parfaitement adaptée à ce genre de situations. Les entreprises qui ont fait des choix gagnants sortent grandies des périodes de crises, celles qui ont pris des risques inconsidérés le paient cher, et les actionnaires en tirent les conséquences.
Vouloir créer ex nihilo une filière de production européenne pour épargner aux constructeurs automobiles quelques mois d’inconfort sera contre-productif sur le long terme. Nos brillants stratèges semblent avoir oublié l’échec du Plan Calcul de 1966, et celui du Plan Composant de 1978. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, attendons-nous à un énième gaspillage d’argent public.
Les autres grandes puissances prétendument libérales ne sont pas non plus exemptes d’incohérence.
Washington déplore publiquement la pénurie mondiale de processeurs – mais oublie commodément qu’elle remue ciel et terre depuis 2019 pour empêcher la Chine de produire ses propres semi-conducteurs. Si elle n’avait pas empêché l’empire du Milieu de faire naître une filière de la fonderie, nul doute que les entreprises occidentales – y compris américaines – pourraient aujourd’hui s’approvisionner facilement en composants milieu-de-gamme.
Joe Biden, qui ne montre aucune velléité de lever ces entorses au commerce international, a beau jeu de prétendre sauver avec ses milliards des industries dont il contribue à étouffer les fournisseurs potentiels.
Peu importe, finalement, que les problèmes de l’industrie soient soit transitoires, voire créés de la main même des gouvernements qui prétendent les résoudre. L’important n’est-il pas de pouvoir claironner qu’une fois de plus, l’Etat vole au secours de ses administrés ?