▪ La problématique ukrainienne n’a pas débouché sur l’escalade militaire que redoutaient les "fin-du-mondistes". La mainmise russe sur la Crimée a été actée, les marchés sont passés à autre chose. Le pragmatisme l’a emporté, les gesticulations diplomatiques ont été prises pour ce qu’elles étaient, et comme personne n’a intérêt à ce que les menaces dégénèrent en conflit, la diplomatie finira par triompher.
Voilà, succinctement résumée, l’analyse de nombreux gérants et autres commentateurs — en dépit des tensions renouvelées dans la région. Force est de constater que c’est bien ainsi que les marchés ont joué cet épisode géopolitique jusqu’à présent.
J’éprouve pourtant quelques difficultés à valider une lecture aussi sereine de l’échiquier géopolitique. Dans une partie d’échecs, les 10 premiers coups ont pour seul objet de mettre les pièces maîtresses en ordre de bataille — les fous, les cavaliers, les tours ne font que s’assurer le contrôle de quelques cases et colonnes stratégiques à l’issue d’une série d’avancées et de replis tactiques, tandis que deux ou trois pions sont sacrifiés de part et d’autre.
Toute la question est ensuite de savoir si les pièces maîtresses vont s’engager dans l’offensive caractérisée par la prise d’assaut des positions adverses. Si les joueurs sont de force égale et que le scénario débouche rapidement sur une neutralisation réciproque, le constat de la stérilité des attaques et de l’enlisement de la partie va conduire à la négociation d’une "nulle" qui rapporte un point à chacun des compétiteurs, lesquels scellent ce résultat par la traditionnelle poignée de main.
C’est le scénario que privilégient les marchés.
Les marchés pensent à tort qu’ils assistent aux premiers coups de mise en place alors que la partie est lancée depuis plusieurs mois — il y a plus d’un an même |
Mais imaginons un autre cas de figure. Celui où les joueurs appartiennent à deux écoles de style très dissemblables. Les marchés pensent à tort qu’ils assistent aux premiers coups de mise en place alors que la partie est lancée depuis plusieurs mois — il y a plus d’un an même, début 2013.
▪ La crise date de plus d’un an
Souvenons-nous de l’épisode chypriote et de la mise en faillite des banques locales — notamment la Laïki et la Bank of Cyprus avec, comme corollaire, la confiscation des avoirs supérieurs à 100 000 euros. Elle fut décidée par Bruxelles et la BCE au prétexte que cela pénalisait essentiellement les oligarques russes qui "cachaient" là-bas plusieurs dizaines de milliards d’euros, des sommes réputées de provenance douteuse. Le contrôle des changes n’étant toujours pas levé à Chypre, les titulaires de gros comptes russes ne peuvent, encore aujourd’hui, rapatrier leur argent qu’au compte-goutte.
Ajoutons que l’avis d’Angela Merkel pesa très lourd début 2013 : elle fit pression pour que Chypre ne bénéficie pas d’un plan de sauvetage coûteux à la mode grecque. Elle prit le pari risqué (et perdu) que Moscou volerait au secours de Nicosie afin de préserver une chance de revoir ses billes. Mais devinez dans quels pays, Grèce exceptée, les banques chypriotes avaient le plus investi ?
Il s’agit de la Russie et de… l’Ukraine. La mise en faillite des banques chypriotes a donc porté un coup très rude à la manne financière dont disposait Kiev, car l’Europe — en pleine crise des PIGS — n’était plus d’aucun secours pour l’ancienne république soviétique.
Il faut également se souvenir qu’à l’époque, les Occidentaux au sens large mettaient déjà la pression sur Vladimir Poutine pour qu’il renonce à son soutien au régime d’Al-Assad, confronté depuis 2011 avec une rébellion inspirée du printemps arabe. Il faut ensuite ajouter les fusillades — non élucidées — de la place Maïdan à Kiev et l’éviction de Viktor Ianoukovitch, le si peu fréquentable allié ukrainien, le jour même de la cérémonie de clôture des Jeux olympiques de Sotchi. Une nouvelle humiliation pour Vladimir Poutine, après celle ressentie un an auparavant avec la ponction des fonds russes pour éponger la faillite chypriote.
Vous voyez à présent qu’en fait, toutes les pièces d’une autre partie d’échec sont en place depuis longtemps.
▪ L’alternance menaces/humiliations se poursuit
L’idée que l’Occident méprise la Russie obsède depuis longtemps Vladimir Poutine. Le journaliste américain Adi Ignatius se souvient d’une déclaration qui l’avait marquée lors d’un dîner avec le patron du Kremlin en 2005 : "tout le monde pense que c’est bien de pincer les Russes. Ils sont encore un peu sauvages, ils viennent juste de descendre des arbres et ils ont
probablement besoin de se peigner et de nettoyer leur barbe"…
Devenir trader sur le marché des devises ? Comment ça ? Eh bien… tout est là. N’attendez plus ! |
Il n’entre nullement dans mes intentions de faire passer Vladimir Poutine pour une victime du mépris et des basses manoeuvres occidentales ; mais lui attribuer tous les torts et le monopole de l’agressivité serait réducteur. Vladimir Poutine ne pourra pas faire docilement machine arrière face au risque d’encourir de "coûteuses sanctions" comme celles évoquées par Barak Obama le 24 mars… parce que la sanction chypriote n’a toujours pas été digérée et le vote en faveur de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne en novembre 2013 fut la provocation de trop.
Il semble manifeste que les Occidentaux veulent continuer de faire monter la pression sur Moscou |
Le président américain s’est récemment rendu aux Pays-Bas pour des discussions concernant la sécurité nucléaire mondiale… Mais l’essentiel des échanges a porté sur la crise ukrainienne, qui est en fait loin d’être finie. Il semble manifeste que les Occidentaux veulent continuer de faire monter la pression sur Moscou. Alors que Kiev a ordonné l’évacuation des forces militaires basées en Crimée, la Russie a quasiment achevé en moins d’un mois ce qu’elle considère comme une réunification.
L’OTAN affirme qu’elle ne va pas s’en tenir là : Moscou aurait placé des forces "très importantes" à proximité de la frontière ukrainienne. L’OTAN craint de voir Vladimir Poutine jeter son dévolu sur d’autres parties du territoire ukrainien, pour peu que les populations russophones, majoritaires dans les régions orientales industrialisées (qui pèsent 60% du PIB), en fassent la demande. D’autres pays de l’ancien bloc communiste s’inquiètent pour leur intégrité territoriale au regard des velléités expansionnistes de Moscou (la Transnistrie, une région de Moldavie, a fait part de ses velléités sécessionnistes).
Barack Obama a rappelé à ses alliés les obligations en termes de défense mutuelle contenues dans les traités de l’OTAN. Et d’ajouter, si la Russie continue son escalade, devoir se préparer à lui faire payer un prix plus élevé — comme s’il ne suffisait pas que la Russie ait été bannie du G8.
▪ La Russie risque de tenter le tout pour le tout
Washington semble bien résolu à exploiter l’affaiblissement économique de la Russie, dont la croissance est retombée de 6% à 2% en deux ans, malgré les Jeux olympiques. Elle se retrouve victime depuis le début de l’année d’une fuite des capitaux, laquelle avait débuté bien avant que la révolution ukrainienne ne se radicalise.
Avec une bourse en repli de 20%, un rouble au tapis, une fonte de ses réserves de change, une inflation à 6,5%, il semblerait bien que la Russie subisse une défaite économique cuisante dont Vladimir Poutine pourrait être tenu pour responsable. Mais, asphyxiée financièrement et acculée diplomatiquement, cela ne peut que pousser la Russie à se rattraper sur le terrain géopolitique. Plus l’Occident met la pression, plus cela accroît le risque que la confrontation se déplace sur le terrain militaire ; et là, c’est l’Europe, dépendante du gaz russe, et nos marchés financiers qui se retrouveront en première ligne.
Moscou a déjà tout perdu côté économique ; elle sait pertinemment qu’en cas de conflit ouvert avec l’OTAN, ce sont Wall Street et la City qui ont des milliers de milliards à perdre. Dans un contexte de politique du pire, c’est bien Moscou qui se retrouve en position de force.
L’Occident semble avoir remporté la guerre de position sur l’échiquier économique mais gare au renversement de situation |
L’Occident semble avoir remporté la guerre de position sur l’échiquier économique mais gare au renversement de situation : la Russie a peut-être sacrifié une reine pour placer ses tours en position d’échec et mat !
▪ Quelles conséquences sur les marchés ?
Si Vladimir Poutine déclenche sa riposte — scénario que je juge hautement probable car il suffirait de quelques incidents en Ukraine, de nouveaux gels d’avoirs russes, d’attaques contre le rouble –, je ne vois pas Moscou cibler ses représailles sur les pays importateurs de gaz russe ou sur quelques banques créancières occidentales, chacune s’étant empressée, comme DeutscheBank, la Société Générale ou BNP Paribas, d’affirmer que "la Russie, c’est epsilon dans leurs encours" (alors que c’est le genre de petit rien qui peut coûter cher).
Je pressens plutôt une riposte plus globale, avec un embargo sur les exportations de nickel, de platine, de métaux rares, puis une réduction des exportations de pétrole à destination de l’Occident… et un renforcement symétrique en faveur de la Chine.
J’ai le sentiment depuis quelques semaines que Washington veut acculer Moscou à une riposte telle que je viens de l’exposer, ce qui déboucherait sur un processus inflationniste de moyen terme (désendettant mécaniquement les économies occidentales), via une flambée des matières premières. Le tout serait pimenté de manoeuvres militaires aux frontières orientales de l’Europe afin de faire courir "le grand frisson" sur les marchés. S’amorcerait alors un cycle de conseils de sécurité à l’ONU, de mise en ordre de bataille de l’OTAN, de réunions de la dernière chance qui n’en finiront pas de rebondir (façon crise grecque).
Conséquences immédiate : les marchés passeront de l’insouciance à l’angoisse incoercible face à un avenir perçu comme un abîme d’incertitudes |
Conséquences immédiate : les marchés passeront de l’insouciance à l’angoisse incoercible face à un avenir perçu comme un abîme d’incertitudes. Les spéculateurs réduiront en catastrophe des leviers qui les exposent à des pertes abyssales sur les dérivés de taux et d’actions. Le carry trade yen/dollar, yen/euro se renversera massivement et le yen s’envolera, faisant plonger la bourse de Tokyo, puis très rapidement Wall Street et les places européennes de -15% à -20%.
Pour l’heure, les investisseurs particuliers sont soumis à une intense campagne de propagande/manipulation. Je l’expliquais à mes lecteurs dans le Pitbull de février : le consensus, c’est "il n’y a pas d’autre alternative que les actions, les actions ne peuvent que monter, les marchés ne sont pas chers parce que loin de leurs pics de valorisation de 2000 et 2007". Mais à un moment, cette finance virtuelle paniquera, et l’argent s’investira alors massivement dans des actifs concrets (pétrole, palladium, platine, métaux industriels, céréales, etc.).
Il faut donc surveiller le baromètre des commodities, le CRB. C’est de son évolution, dont pourtant personne ne se préoccupe, que viendra la confirmation du basculement historique qui est peut-être en train de se mettre en place. Le CRB pourrait chuter dans un premier temps (deleveraging généralisé sur les positions à terme) avant de rebondir violemment.
C’est là qu’il faudra se souvenir du dicton : achetez au son du canon ! Et nous vous indiquerons en temps et en heure sur quoi placer votre argent bien entendu…