La Chronique Agora

La révolution kazakhe n’a pas eu lieu

Kazakhstan, Russie, géopolitique

Au début de l’année, des manifestations agitaient plusieurs villes de ce pays d’Asie centrale, frontalier de la Chine et de la Russie. Deux semaines après les derniers retournements, le calme semble être revenu… Mais que s’est-il vraiment passé ?

La situation au Kazakhstan – et la déstabilisation de ce pays – est bien plus préoccupante que ne le laissent entendre les médias occidentaux, qui ont complètement abandonné le sujet ces dernières semaines.

Revenons au lendemain du Nouvel An. Des émeutes se sont déclenchées dans ce vaste pays (5 fois la superficie de la France, pour 19 millions d’habitants), après l’annonce du doublement du prix du carburant GNL, jusqu’à présent très bon marché et vital pour les citoyens les plus modestes.

La déstabilisation qui en a résulté a déclenché une cascade de conséquences digne de la « théorie des dominos » : un premier tombe, cela semble anodin… mais un processus inexorable s’enclenche dont personne ne peut mesurer les conséquences ultimes.

Des tensions géopolitiques

Au bout de 48 heures, il apparaissait déjà que le chaos augmentait considérablement le risque de conflit OTAN-Russie, puisque Poutine était appelé à l’aide pour rétablir l’ordre par le président kazakh, Kassym-Jomart Tokaïev.

Pourtant, en Amérique comme en Europe, la situation au Kazakhstan est restée un petit fait divers qui n’aura occasionné que des « sujets » de quelques dizaines de secondes lors des JT aux heures de grande écoute, en alternance avec les tensions russo-ukrainiennes, qui ont ensuite complètement pris le dessus.

Il ne faut pas saturer l’esprit des téléspectateurs avec trop de problématiques de ce genre, concernant des pays où personne ne songe à passer ses vacances, sauf lorsqu’il s’agira de restaurer le discours anti-Poutine, au moment qui sera jugé opportun.

En Russie en revanche, l’affaire bénéficiait dès le 2 janvier – et encore le 7 janvier, le jour des festivités de Noël pour l’église orthodoxe russe (qui reste fidèle au calendrier julien) – d’une couverture médiatique 24 heures sur 24, comme s’il s’agissait d’une menace apocalyptique pour la sécurité de Moscou.

Mais revenons sur le fil des événements qui ont secoué le Kazakhstan : des protestations massives se sont déclenchées dès le 1er janvier dans la ville de Janaozen, dans la région pétrolière de Manguistaou, au sud-ouest du pays (au bord de la mer Caspienne), avant de se propager vers Almaty, suite à l’annonce du doublement du prix du gaz liquéfié (le carburant pour les véhicules particuliers le plus populaire dans le pays) qui est passé dans la nuit du Nouvel An de 12 à 24 centimes d’euro le litre.

Les racines de la colère

La cocotte-minute du mécontentement social était prête à exploser depuis des mois, suite à la gestion erratique de la crise sanitaire et ses conséquences économiques, particulièrement pénalisantes pour la jeunesse. Celle-ci réclame des changements politiques profonds, comme un retour à un système parlementaire ou la possibilité d’élire les autorités régionales, désignées depuis 40 ans par l’implacable « leader à vie de la nation » du Kazakhstan, Noursoultan – littéralement « Sultan de Lumière » – Nazarbaïev.

(Si ce dernier avait démissionné de la présidence en 2019, il était resté à la tête du parti au pouvoir jusqu’en novembre 2021 et du Conseil de sécurité nationale jusqu’au 5 janvier dernier.)

Feignant d’ignorer le motif de la révolte, son successeur désigné à la présidence, Kassym-Jomart Tokaïev – qui a désormais récupéré les titres président du parti et chef du Conseil de sécurité –, a expliqué qu’il ne s’agissait ni plus ni moins que d’une « tentative de coup d’État ».

Comme dans tout bon régime totalitaire, le pouvoir lorsqu’il retrouve fortement contesté dénonce immédiatement le « complot venu de l’extérieur ».

Le président Tokaïev déroulait, le 10 janvier : « Tous les événements depuis le début de l’année font partie d’un plan préparé de longue date : des militants armés qui attendaient en coulisses ont rejoint les manifestations. Leur but principal était évident : la sape de l’ordre constitutionnel, la destruction des institutions gouvernementales et la prise du pouvoir. »

Et le pouvoir en place a dû réprimer durement les manifestations de masse : le bilan temporaire des violences antigouvernementales était alors de 160 morts (ordre a été donné de tirer sur la foule sans sommation, ce qui a ensuite été justifié par une riposte à l’encontre d’un noyau de « terroristes ») et un bon millier de blessés, tandis que plus de 8 000 personnes étaient arrêtées.

Cela démontre que l’appareil policier local, même ponctuellement débordé, reste redoutablement efficace et que les capacités carcérales d’une dictature permettent de « voir grand » en cas de vague de répression.

Almaty, zone de guerre

La plus grande ville du pays, Almaty, était transformée en moins de 48 heures en une zone de guerre, la mairie de la ville étant incendiée, de nombreux symboles du pouvoir vandalisés… mais cette ville reste un peu « particulière » puisque c’était la capitale de Noursoultan Nazarbaïev (jusqu’en 1997).

La mairie d’Almaty a été partiellement incendiée le 6 janvier 2022

En ce qui concerne l’appel à l’aide adressé à Moscou, il est capital de comprendre pourquoi la Russie s’est empressée d’y répondre favorablement et y a dépêché 3 000 hommes.

Le Kazakhstan n’est pas n’importe quelle ancienne république soviétique : elle est d’importance comparable, sur l’échiquier géopolitique mondial, à la Biélorussie ou l’Ukraine pour contenir les velléités expansionnistes de l’OTAN.

La Russie y protège aussi depuis 40 ans des intérêts vitaux, aussi bien pour l’accès privilégié à des matières premières stratégiques que pour l’hébergement de bases militaires. C’est l’équivalent de la Turquie, des Philippines, de la Pologne ou du Qatar pour les Etats-Unis.

La Russie et le Kazakhstan ont la plus grande frontière terrestre continue sur le continent eurasiatique, et les deux pays se partagent l’exploitation des champs pétrolifères et gaziers de la Caspienne. Le Kazakhstan possède également à l’est une longue frontière avec la Chine.

Si le Kazakhstan était déstabilisé, une fraction importante de ses 19 millions d’habitants pourrait devenir des réfugiés affluant de l’autre côté de la frontière nord.

En effet, environ un quart de la population du Kazakhstan est de souche russe et cohabite avec une majorité de nationalistes kazakhs, en grande majorité des musulmans, qui restent hostiles à la minorité russe orthodoxe-chrétienne à laquelle ils ont dû se soumettre du temps de Staline.

La Russie estime que la guerre civile entraînerait un risque non négligeable de nettoyage ethnique anti-russe, comme en Ukraine, dans la région du Donbass.

Un second front OTAN-Russie ?

Et Vladimir Poutine partage avec le président Tokaïev le sentiment que l’OTAN tentait ici d’ouvrir un second front après l’Ukraine : huit ans après, l’ombre du Maïdan – une « révolution » qualifiée par Moscou de « guerre hybride » – plane sur les récents troubles au Kazakhstan.

D’ailleurs, Dzmitry Halko, militant biélorusse ayant participé à de précédentes révolutions de couleur [NDLR : les révolutions ayant touché plusieurs pays durant la première moitié des années 2000, dont l’Ukraine et la Géorgie], s’attribue déjà publiquement une partie du mérite de ce qui se passe au Kazakhstan. Il affirme avoir été aidé par des vétérans de la révolution ukrainienne qui s’était cristallisée avec l’occupation de la place centrale de Kiev (le Maïdan) en 2014, une opération de déstabilisation alors téléguidée par la CIA (l’ex-sous-secrétaire d’Etat américaine Victoria Nuland s’en était ouvertement vantée, déclarant « c’est nous qui avons fait ça »).

Le mouvement du Maïdan, soutenu par plusieurs ONG financées par Washington, s’était terminée par plusieurs journées d’incidents sanglants, chaque partie accusant l’autre d’être responsable de tirs mortels (personne ne connaît à ce jour la véritable identité des tireurs, qui n’étaient peut-être même pas ukrainiens) et, surtout, par le départ du président ukrainien Viktor Ianoukovytch, désigné comme responsable du chaos par les médias occidentaux.

Depuis qu’il a fait tirer sur la foule le 3 janvier, Kassym-Jomart Tokaïev a aujourd’hui le parfait profil du dictateur sanguinaire à dézinguer, du point de vue de Bruxelles et Washington, et il le sait.

Près de huit ans après les événements du Maïdan, Kiev hésite encore à franchir la « ligne rouge » (une adhésion à l’OTAN) fixée par Moscou… qui maintient la pression, avec ses troupes, ses blindés, ses hélicoptères déployés au nord et à l’est de l’Ukraine depuis des mois.

Les leçons de l’échec de la prise de contrôle de l’Afghanistan dans les années 1980 sont de nature à écarter l’hypothèse d’une invasion de l’Ukraine – qui est un trop gros morceau avec ses 44 millions d’habitants –, mais la partition du Donbass reste un objectif à la portée de Moscou.

Les intérêts russes, et les autres

En ce qui concerne le Kazakhstan, quatre fois plus vaste que l’Afghanistan et constitué à 80% d’un désert de steppes, une opération militaire ne pourrait viser que des objectifs limités.

Ceux que Moscou considère comme vitaux sont :

– la sécurisation du cosmodrome de Baïkonour, qui fut au cœur du programme spatial soviétique jusqu’à la fin des années 1980. Il est toujours opérationnel à ce jour, en attendant que le cosmodrome Vostochny dans l’Extrême-Orient russe soit achevé ;

– la sécurisation du site d’essais de missiles antibalistiques de Sary Shagan : c’est là que se déroule le développement en cours du système S-550 ABM (missiles hypersoniques), l’un des fers de lance de la sécurité nationale de la Russie face à l’arsenal américain ;

– la sécurisation des sites miniers produisant l’uranium qui sert de combustible nucléaire pour les centrales navires et sous-marins russes et bien sur les charges atomiques emportées par les missiles et bombardiers russes.

Une fusée Proton M décolle du cosmodrome de Baïkonour

Mais il y a plus : l’uranium du Kazakhstan, s’il est enrichi à Novouralsk, en Russie, retourne dans son pays d’origine pour être ensuite utilisé dans des assemblages de combustible nucléaire destinés à… la Chine, laquelle s’impose en retour comme le principal fournisseur d’équipements industriels et électronique.

Ce qui se passe à Almaty concerne donc aussi bien Moscou que Pékin, mais également les capitales occidentales, car des grèves sur les champs d’exploitation gaziers et pétroliers dans l’ouest du pays pourraient déstabiliser le marché de l’énergie et pousser les cours mondiaux encore plus haut, au moment même où le principal péril pour la croissance, c’est l’inflation.

Retour au calme ?

Un mois après le début des événements et deux semaines après le départ du contingent international « OTSC » (Organisation du traité de sécurité collective) supervisé par la Russie, dont les dernières unités ont quitté le pays le 19 janvier, Kassym-Jomart Tokaïev semble avoir repris le contrôle de la situation.

Cela aura au final coûté 225 victimes et occasionné 12 000 arrestations (dont 970 personnes encore détenues au moment d’écrire ces lignes) pour des motifs aussi variés que le vol, le troubles de masse, la possession illégale d’armes… et enfin le terrorisme –  pour environ 450 personnes « à la solde de puissances étrangères », selon la version officielle.

Pour les observateurs locaux, la conclusion est que les intérêts des élites financières locales (la famille de l’ex-dictateur Nazarbaïev, qui a régné 29 ans et mis le pays en coupe réglée) et internationales (des sud-coréens, des russes, des géorgiens) détenant des participations dans les principaux groupes miniers (uranium et chrome, entre autres) et bancaires du pays n’ont pas été compromis : il n’y a pas eu de grèves, de destructions, de fuites des capitaux ou de bank run.

Mais les revendications pour plus de démocratie et concernant l’instauration d’un régime parlementaire n’ont évidemment pas été satisfaites. Le pouvoir en place s’est par ailleurs encore plus coupé de la population en faisant appel à la force « OTSC », derrière laquelle tout le monde voit la main de Vladimir Poutine.

Il est devenu très difficile depuis mi-janvier d’obtenir des informations sur l’évolution de la situation au Kazakhstan. Mais, après la hausse de prix du GNL qui a enflammé la contestation, l’envol du prix des denrées alimentaires (certaines ont vu leur prix flamber de 50%, comme le riz) pourrait à tout moment susciter de nouvelles émeutes, motivées par le creusement des inégalités dans un pays qui regorge pourtant de richesses naturelles.

Les prix du gaz et du pétrole sont au plus haut, tout comme l’activité de crypto-minage (notamment de Bitcoin), qui a bondi après son bannissement en Chine. Le pouvoir a tout intérêt à consacrer une partie de cette manne de revenus fiscaux au maintien de la stabilité sociale… Mais aucune information précise ne circule à ce sujet.

Nous savons seulement que le président Tokaïev a renforcé son pouvoir en écartant des responsables politiques du parti unique Nour-Otan qui étaient soupçonnés d’allégeance à l’ancien dictateur, et que le maire d’Almaty (également un proche de Nazarbaïev) a été limogé.

Quelle politique Kassym-Jomart Tokaïev entend-t-il mener, maintenant qu’il semble détenir les pleins pouvoirs ? Personne ne semble capable de le déterminer à ce jour.

[NDLR : cet article est une version actualisée d’un extrait du numéro de janvier 2022 de La Lettre des Affranchis. Pour plus d’informations, cliquez ici.]

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