Dégager des excédents budgétaires pour réduire cette dette et éviter une crise financière est devenu primordial.
Dans notre article précédent, nous avons vu qu’en raison de la perte de crédibilité des partis traditionnels et de la spéculation accrue sur les actifs financiers français, la France pourrait traverser une crise sans précédent.
Pour analyser le risque auquel est exposée la France, nous allons nous concentrer sur les emprunts d’Etat français et la soutenabilité de la dette publique française. Au-delà du stock de dette, ce qui importe surtout est la capacité du trésor public français à refinancer normalement ce stock de dette.
Certes, un Etat est en principe immortel et ne peut pas faire faillite, mais les titres d’Etat ne sont pas en tant que tels des actifs sans risque et peuvent même, dans certaines circonstances, devenir des actifs très risqués.
Si l’on s’en tient aux emprunts d’Etat français, on peut recenser trois types de risques : un risque fondamental (non spécifique à la France, puisqu’il s’agit d’évaluer la solvabilité d’un émetteur souverain), un risque institutionnel (qui concerne particulièrement les emprunts d’Etat des pays de la zone euro), et enfin un risque désormais politique (cette fois-ci, bien spécifique à la situation politique intérieure française compte tenu des incertitudes sur la politique économique menée par les futurs pouvoirs exécutif et législatif).
Premier risque, un risque fondamental : le risque d’insolvabilité
L’une des façons d’évaluer la soutenabilité de la dette publique d’un pays est de calculer le niveau minimal d’excédent public primaire (hors intérêts sur la dette) en pourcentage du PIB que le pays doit atteindre.
Ce niveau minimal correspond au taux d’endettement public en pourcentage du PIB, multiplié par le coût réel de cette dette (bien représenté par l’écart entre le taux d’intérêt réel à long terme et le taux de croissance potentielle de l’économie).
En considérant les données françaises actuelles :
- dette en % du PIB : 110% ;
- taux d’intérêt réel à long terme : 0,50% ;
- taux de croissance potentiel de l’économie : 0,20%.
Ce niveau minimal d’excédent primaire équivaut à 110% x (0,50% – 0,20%) = 0,33% du PIB, alors même que le déficit primaire se situe aujourd’hui autour de 2,70%. Il y a donc un effort considérable de 3,03% du PIB nécessaire pour rendre la dette publique soutenable (en considérant l’absence de programmes de monétisation de la dette publique par la banque centrale).
Le malheur, c’est que les dérives budgétaires à venir, quelle que soit la configuration politique, vont entraîner une double peine pour l’état de solvabilité du pays.
D’une part, le déficit budgétaire va s’alourdir (et par conséquent, le déficit budgétaire primaire). D’autre part, le niveau minimal d’excédent primaire risque d’être rehaussé sous l’effet de tout ou partie des éléments suivants : un taux d’intérêt réel plus élevé, un taux de croissance potentiel plus bas et un niveau de dette en pourcentage du PIB plus élevé.
Ce qui signifie que l’effort attendu pour atteindre une certaine soutenabilité serait encore beaucoup plus exigeant (étant entendu qu’il l’est déjà considérablement)… sans même évoquer le probable déficit de compétence et d’expérience des futurs gouvernements dans la conduite de la politique budgétaire (l’usage du pluriel « futurs gouvernements » signifie que nous attendons beaucoup de volatilité et d’instabilité ministérielles pendant quelques années), ce qui ne revient pas pour autant à délivrer un satisfecit aux sortants.
On comprend mieux la sensibilité de certaines variables à la solvabilité budgétaire du pays.
- Une baisse de la croissance en valeur de 0,2% à 0% ferait passer l’excédent budgétaire primaire minimal nécessaire à la solvabilité de 0,33% à 0,55% du PIB.
- Une hausse du taux d’intérêt réel à long terme de 0,50% (suite à une prime de risque plus élevée sur les actifs financiers publics et privés français, ce qui n’est pas très sévère) ferait passer l’excédent budgétaire primaire minimal nécessaire à la solvabilité de 0,33% à 0,88% du PIB.
- Une hausse du ratio dette/PIB de 110% à 120% ferait passer l’excédent budgétaire primaire minimal nécessaire à la solvabilité de 0,33% à 0,36% du PIB.
Et si l’on combine ces trois paramètres, nous obtenons naturellement un niveau minimal d’excédent budgétaire primaire de plus en plus élevé : 120% x (1,00% – 0,0%) = 1,20% du PIB.
Si, dans le même temps, le déficit primaire se dégrade de -2,7% à -5% du PIB (ce qui représente « seulement » 2,3% du PIB, soit 70 Mds€), l’effort pour retrouver une situation budgétaire « normale » (et on ne parle même pas de réduire la dette) passe à 6,20% du PIB (+1,20% – (-5 %)) contre 3,03% aujourd’hui.
Le constat est sans appel : plus vous distribuez des ressources sans contrepartie, plus l’effort demandé sera élevé lorsqu’une crise de la dette surviendra. Cela ne peut se terminer que d’une seule façon : par l’austérité, dans le langage courant, ou par la dévaluation interne, dans le langage des économistes (interne car il n’y a plus de monnaie nationale à dévaluer).
Le tableau ci-dessous synthétise notre propos :
Second risque : un risque institutionnel
Le point 3 de l’article 12 instituant le Mécanisme européen de stabilité (MES) a prévu que « des clauses d’action collective figurent dans tous les nouveaux titres d’Etat de la zone euro d’une maturité supérieure à un an émis depuis le 1er janvier 2013, de manière à leur assurer un effet juridique identique ».
Voici ce qui était écrit sur ce sujet dans la loi de finances française rectificative 2013 au titre de l’article 59 votée le 29 décembre 2012 (à l’origine article 43 de la loi de finances initiale). Qui s’en souvient ?
« Le présent projet d’article vise à insérer dans les futurs contrats d’émission de titres d’Etat des clauses dites d’action collective qui autorisent l’Etat à en modifier les termes, à condition de disposer de l’accord d’une majorité de créanciers, sans que leur unanimité ne soit requise.
L’insertion de ce type de clauses dans les contrats d’émission de titres d’Etat d’une maturité supérieure à un an est imposée par l’article 12 du traité instituant le mécanisme européen de stabilité, signé le 2 février 2012 par les dix-sept Etats de la zone euro et dont la loi n° 2012-324 du 7 mars 2012 a autorisé la ratification le 20 mars 2012. L’objet de ces clauses est de faciliter la restructuration de la dette d’un Etat de la zone euro dans l’éventualité où il se révèlerait dans l’incapacité d’honorer les engagements financiers pris vis-à-vis des détenteurs obligataires selon le calendrier et les modalités initialement fixées. Par solidarité entre les Etats membres de la zone euro, l’ensemble de ces Etats s’est engagé à introduire de telles clauses.
Concrètement, l’Etat est ainsi autorisé, s’il obtient l’accord d’une majorité de créanciers, à modifier les conditions de remboursement de l’ensemble des titres concernés par le contrat d’émission. »
Ces clauses d’action collective (CAC) signifient explicitement que le scénario de restructurations de dettes souveraines est juridiquement possible.
Troisième risque : le risque politique
Ce risque se présente de la manière suivante : est-ce qu’un pouvoir politique exécutif et/ou législatif en France peut conduire à un défaut sur la dette publique française ?
En réalité, ce défaut peut prendre plusieurs formes. Il peut être partiel ou total, lié au refus de rembourser ou à l’incapacité de rembourser.
Nous pouvons identifier trois types de situations qui ne sont pas forcément indépendantes les unes des autres.
Toutes ces situations s’inscriraient dans le cadre d’un Frexit politique. Rappelons-nous qu’il y a moins de dix ans, des partis politiques qui prétendent gouverner aujourd’hui s’inscrivaient dans cette configuration. Et même si les partisans d’un Frexit disposaient d’une majorité parlementaire, il paraît invraisemblable que le risque soit pris de choisir cette option (par voie parlementaire ou par voie référendaire).
En effet, l’adhésion de la France à l’UE est inscrite dans la Constitution, si bien qu’une sortie de l’UE ne peut se faire que par révision de cette Constitution. Notons que pour un pays de l’UE appartenant à la zone euro, la sortie de l’UE serait synonyme de la sortie de la zone euro (et donc de risque de défaut comme nous le verrons ci-dessous).
Quoi qu’il en soit, tous les gouvernements et même des oppositions qui avaient des velléités de se mettre en congé de la zone euro ont finalement fait machine arrière parce qu’ils ont compris tardivement qu’on ne peut pas transgresser les lois économiques sans dommages… La Grèce en 2015 ; une partie de l’opposition française favorable au Frexit jusque récemment ; l’Italie en 2018 mais qui a rapidement abandonné cette option dès l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni en septembre 2022.
Rentrer dans le rang, ce n’est pas de la soumission et ce n’est pas renoncer à son indépendance, c’est accepter un peu plus de discipline économique pour le bien collectif et surtout des retombées positives en termes de subventions et de transferts.
- Première situation : défaut vis-à-vis des non-résidents
Notre dette publique négociable (2 500 Mds€) est détenue à hauteur de 54% par des investisseurs étrangers (soit environ 1 350 Mds€).
On peut facilement imaginer qu’un remplacement de l’euro par un nouveau franc provoquerait sans doute une baisse de 20 à 30% de notre nouvelle monnaie vis-à-vis de l’euro. Ce qui reviendrait à constater des charges de la dette libellée en euro insupportables. Puisque ces charges seraient insupportables, la situation d’insolvabilité de l’Etat apparaîtrait au grand jour, conduisant celui-ci à faire défaut sur la dette libellée en euro détenue par les investisseurs non-résidents.
- Seconde situation : défaut vis-à-vis des résidents
Toujours dans le cadre d’un Frexit, en s’appuyant sur ce que l’on appelle la lex monetae, un principe juridique international qui stipule que la dette d’un pays est toujours libellée dans la monnaie qui a cours légal dans ce pays.
Par conséquent, tout changement de monnaie a pour effet que les dettes sont redénominées dans la nouvelle monnaie. Les porteurs de dette française auraient le choix entre se voir payés en monnaie nationale ou ne pas être payés du tout.
On voit bien que l’assurance-vie en euros (investie pour l’essentiel en titres d’Etat) serait en difficulté car les détenteurs étrangers auront déjà fui et que la loi Sapin (ou sa nouvelle version) serait activée pour tenter de limiter la fuite.
L’objet de l’article 49 de cette loi consiste à étendre au secteur de l’assurance les pouvoirs prudentiels du Haut Conseil de Stabilité Financière (HCSF) applicables au secteur bancaire. Les prérogatives attribuées au HCSF visent essentiellement à parer aux risques qui résulteraient d’une décollecte massive des fonds placés dans le cadre de contrats d’assurance-vie (essentiellement les fonds en euros).
Ainsi, sur proposition du gouverneur de la Banque de France, le HCSF pourrait décider de « moduler les règles de constitution et de reprise de la provision pour participation aux bénéfices pour l’ensemble ou un sous-ensemble de sociétés d’assurance ». En d’autres termes, le HCSF pourrait contraindre des compagnies à réduire les rendements de leurs fonds euros afin de les mettre en réserve et les reverser plus tard aux assurés.
- Troisième situation : refus de rembourser la dette en déclarant son illégitimité
Ce type de courant, très à gauche, met en avant l’illégitimité et l’illégalité de certaines dettes publiques accumulées en s’appuyant sur l’audit réalisé par des experts internationaux en 2012 qui avait conclu que « la Grèce ne devrait pas payer cette dette illégale, illégitime et odieuse ». Ce rapport, présenté au Parlement grec, avait détaillé la mise en place des deux plans de sauvetage du pays, en 2010 et en 2011-2012, qui prévoyaient 240 Mds€ de prêts illégitimes en échange de mesures économiques et sociales qui n’ont pas été utilisées au bénéfice de la population mais pour sauver les créanciers privés de la Grèce.
En tout cas, si l’on veut adopter une posture de souveraineté en matière monétaire et ne pas subir la « dictature » des marchés financiers, il faut réduire sa dépendance. Mais pour cela, encore faut-il dégager des excédents budgétaires afin de réduire la dette publique.