La Chronique Agora

Qu’est-ce qui fait la civilisation ?

Destruction, peinture de Thomas Cole

Destruction, peinture de Thomas Cole

Avec ce nouvel extrait de son prochain livre, Bill Bonner se demande ce qui fait la civilisation… et comment on la perd.

Nous avons commencé hier à examiner les théories de Clive Bell, critique d’art du début du XXème siècle, sur la civilisation.

Ce qu’il y a de plus ou moins unique avec Bell, c’est qu’il pensait que la civilisation dépend de ceux qui ne travaillent pas, mais se consacrent aux arts et à des activités que l’économie de marché ne soutiendra peut-être jamais. Ils viennent augmenter – comme Platon, Eschyle, Aristophane, Socrate, Praxitèle, Esope, Hésiode, Euripide, Sophocle, etc. – la richesse culturelle du monde.

Vénus de Cnide, par Praxitèle

 « Nous avons eu beaucoup de chance », nous rappelons-nous avoir entendu notre ami Lord Rees-Mogg expliquer quelques années avant sa mort. « En Grande-Bretagne [au début du XXème siècle], il y avait tout un groupe de personne ayant hérité richesse et statut. Ces gens sortaient d’Oxford et Cambridge. Ils étaient bien éduqués. Ils n’avaient rien à prouver. Ils possédaient argent et statut. Ils faisaient déjà partie de l’aristocratie ou de la semi-noblesse, avec des fortunes qui reposaient souvent sur les innovations de la révolution industrielle. Ils avaient le sentiment de faire partie des élites – ce qui était d’ailleurs bien le cas.

« Cela s’accompagnait d’un sens des responsabilités publiques. Ils n’avaient pas besoin de travailler, mais il aurait été de très mauvais goût de gâcher sa vie à ne rien faire. La plupart d’entre eux se sont donc mis à apprendre… étudier… construire… voyager… inventer… ou toute autre chose utile ou intéressante, même si cela n’avait pas de valeur marchande immédiate ou évidente. Et nombre d’entre eux ont assez bien réussi. »

M. Bell, peut-être enivré par les tendances socialistes de son époque, a puisé dans la période classique. Il a appelé les gouvernements à utiliser leur main d’œuvre d’esclaves (contribuables) pour entretenir une classe oisive. Le vœu de M. Bell allait se réaliser. Mais s’il avait vécu plus longtemps, nous doutons qu’il ait été satisfait des résultats.

D’Athènes à Baltimore

Depuis les années 20, les gouvernements ont subvenu aux besoins de millions de personnes oisives. Aux Etats-Unis, on compte aujourd’hui 250 millions d’adultes – mais seuls 140 millions environ ont un emploi. Par le passé, nombre de ces personnes sans-emploi étaient des femmes au foyer, occupées sur le front domestique pendant que leur mari allait au charbon. Mais avec l’avancée des commodités modernes, les familles plus petites et le nombre croissant de femmes au travail, on trouve sans doute quelque 100 millions de personnes qui ne sont ni salariés ni femmes au foyer.

Ces gens vivent d’aides de l’Etat, de bons alimentaires, de leur épargne, de leur pension ou du soutien de leurs proches. Ils sont plus ou moins oisifs. Pour autant que nous en sachions, aucun d’entre eux n’a sculpté ne serait-ce que l’ombre d’une Danaïde, écrit quelque chose approchant Lysistrata, ni contribué aux mathématiques ou à la science à hauteur d’Euclide et d’Archimède il y a 2 200 ans.

Il serait bien amusant de voir Clive Bell nous rendre visite à Baltimore. Il verrait par lui-même le résultat de trois générations oisives. Evidemment, M. Bell ne propose pas réellement l’oisiveté… mais c’est bien elle qui se présente à la porte de derrière lorsque le besoin de travailler sort par la porte de devant.

L’oisiveté ne semble donc pas mener à une élévation du niveau de la vie civilisée. Alors quoi ? L’art ? La culture ? La politique ? Parvenant à un verdict rapide, nous sommes d’avis qu’il s’agit d’une seule chose : une relative absence de violence.

Nombreux sont ceux qui pensent que c’est la conquête de Rome par César qui a rendu possible le développement de la civilisation sous Auguste. Et les Occidentaux n’ont vraiment considéré le Japon comme un pays civilisé qu’après qu’il a administré une raclée à la Russie en 1905. Cependant, il faut clairement plus qu’une victoire militaire.

La Deuxième guerre mondiale était justifiée par un argument populaire : il fallait « protéger la civilisation ». Cela sonnait moins creux que durant la Première guerre mondiale – mais pas parce que les Allemands s’étaient soudain mis à battre leurs femmes, avaient oublié comment écrire de longues phrase presque impossibles à suivre démontrant quelque point philosophique obscur… ou étaient soudain incapable d’accorder leurs violoncelles.

Au contraire, c’est parce qu’ils – ou, plus précisément, leurs dirigeants – avaient perdu l’unique chose qu’exige la civilisation : la volonté de laisser ses voisins en paix. Les Allemands étaient passés du côté obscur – le côté de la violence.

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