Par Ingrid Labuzan (*)
Certains avaient annoncé la fin de l’histoire, d’autres voyaient déjà se profiler dans les conflits des Balkans le choc des civilisations, bref, la chute de l’URSS avait débridé les imaginations et ouvert la voie à une refonte de l’ordre mondial.
Côté finance, les investisseurs avaient observé avec intérêt l’ouverture d’un nouveau et vaste marché. Privés de liberté de consommer au cours du 20ème siècle, les Russes allaient-ils se lancer dans des achats effrénés au 21ème siècle ?
La prospérité n’aura bien évidemment pas été immédiate, mais depuis quelques années émerge en Russie une classe moyenne, dont l’envie de consommer est manifeste. Les investisseurs étrangers peuvent se frotter les mains : les ventes de détail progressent de plus de 10% par an, tandis que les ventes de voitures ont augmenté de 41% au premier semestre de l’année.
La guerre pourrait-elle mettre un terme à cette croissance et faire fuir les investisseurs hors de Russie ?
L’incursion militaire en Géorgie laissera des séquelles. "Nous n’avions pas besoin de ça. Cela ne va pas briser l’économie russe, mais la guerre a des effets néfastes sur les sentiments des investisseurs", résume Ivan Mazalov, de Prosperity Capital Management.
Avec cette démonstration de force, la Russie rappelle qu’elle est loin d’être un père tranquille. Marché émergent, à risque, pays aux ambitions hégémoniques, puissance voulant échapper aux influences occidentales, les investisseurs découvrent l’autre visage russe.
Le vernis s’écaille
Concernant la Russie, la méfiance doit être de mise, et ce indépendamment de la guerre. Son économie montre ses premières fissures.
Le RTS Index, équivalent de notre CAC 40, traverse une période baissière et a déjà perdu 20% par rapport à ses sommets de mai. Une baisse qui reflète la peur d’un ralentissement économique durable. Pour la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, la croissance, de 8,7% au premier trimestre, est trop forte. Le risque de surchauffe est là.
D’autant plus que la Russie n’est pas épargnée par l’inflation, qui atteint désormais 15%. Elle touche de plus en plus de produits de consommation, ne se cantonnant plus seulement à l’énergie et à l’alimentation. La Russie n’échappe pas non plus à l’autre mal du moment : le credit crunch, c’est-à-dire le resserrement des conditions de crédit. Les classes moyennes pourraient en pâtir, ce qui découragerait encore un peu plus les investisseurs étrangers.
Autre phénomène inquiétant, le modèle économique du pays pourrait être en péril. Les revenus de l’Etat proviennent à 60% du pétrole et du gaz. Des ressources dont le prix a chuté de 20% depuis leur plus haut niveau. Certes, l’heure n’est pas à la faillite, mais la situation inquiète.
Un partenaire pas toujours clair
Miser sur le domaine de l’énergie en Russie n’est pas sans danger. Comment oublier que le président de l’ancienne compagnie pétrolière Yukos croupit en prison ? Les millions de Mikhail Khodorkovsky n’auront pu le sauver des crimes — réels ou supposés — que lui attribue le Kremlin.
Les jours sombres de l’interventionnisme du pouvoir ne sont pas révolus. Les récentes accusations du Kremlin à l’encontre du groupe minier Mechel ont fait craindre une nouvelle affaire Yukos. Si tel était le cas, "la réputation de la Russie serait entachée au-delà du réparable", explique Jack Dzierwa de US Global Investor.
Les sociétés étrangères ne sont pas à l’abri du long bras du Kremlin. La collaboration entre BP et ses partenaires russes au sein de la joint venture TNK-BP a tourné au vinaigre. Le responsable de la venture, Robert Dudley, a d’ailleurs quitté le pays, invoquant des incertitudes au sujet de la validité de son visa et affirmant être victime de harcèlement. Le gouvernement affirme qu’il n’interviendra pas. D’après le Wall Street Journal, il aurait pourtant dans l’idée de mettre la main sur cette joint venture au travers d’un des géants pétroliers qu’il contrôle.
Vaste réservoir de population, le marché russe en pleine émergence présentera probablement de nouvelles opportunités d’investissement. Pour l’instant, en revanche, prudence. Mieux vaut se tenir éloigné de la belliqueuse Russie. D’ailleurs les Russes eux-mêmes le disent. Dans une interview au journal allemand Welt am Sonnatg, le milliardaire Alexander Lebedev déclare comprendre les craintes des Occidentaux vis-à-vis des fonds d’Etat et des entreprises publiques russes. D’après lui, dans son pays, les fonctionnaires sont agressifs, corrompus, immoraux, pas qualifiés et incompétents.
Meilleures salutations,
Ingrid Labuzan
Pour la Chronique Agora
(*) Journaliste, Ingrid Labuzan est titulaire d’une maîtrise d’histoire, d’un master d’European Studies du King’s College London et d’un mastère médias de l’ECSP-EAP. Spécialisée sur le traitement de l’information et des médias étrangers, elle a vécu et travaillé pendant six moi à Shanghai. Elle a contribué à de nombreuses publications, dont le Nouvel Observateur Hors-série. Elle rédige désormais chaque jour la Quotidienne de MoneyWeek, un éclairage lucide et concis sur tous les domaines de la finance.