La Chronique Agora

Quand nos politiciens ont « oublié »

Dans un précédent billet, nous avons vu que lorsque l’on évolue dans le milieu de la politique, avoir des opinions tranchées est souvent plus une source d’ennuis que de succès. Cela explique qu’en de maintes occasions, nombre de nos politiciens n’aient « pas d’avis sur la question« .

Ce n’est là qu’une technique parmi d’autres pour mieux gérer le rapport entre leurs réelles opinions et leur intérêt électoral.

Ceux qui ne « savaient pas » (et que ça fait marrer)

Une autre technique assez répandue en matière d’esquive consiste pour l’homo politicus à prétendre découvrir la réalité d’une situation qu’il lui est a priori en principe impossible d’ignorer, et cela peut aller jusqu’au contenu d’un programme politique.

Cela vous semble incroyable ? Et si je vous disais que cette technique, combinée à un je-m’en-foutisme hilare, peut mener à la présidence de la République…

Sur cette photo, vous reconnaissez de gauche à droite (par ordre d’apparition, bien sûr), Robert Fabre (Mouvement des radicaux de gauche – MRG), Georges Marchais (PCF) et François Mitterrand (PS).

Nous sommes à la grande époque de l' »Union de la gauche » sur la base du Programme commun de gouvernement adopté le 27 juin 1972. Il s’agit d’un texte important dans l’histoire politique française puisque François Mitterrand a été élu en 1981 sur la base de ses « 110 propositions pour la France », lesquelles s’inspiraient largement du Programme commun.

Dans Le Voleur dans la maison vide (1997, Plon), Jean-François Revel nous rappelle à quel point celui qui a occupé le poste suprême deux septennats durant prenait les électeurs au sérieux :

« Dans Un prince des affaires (1996, Grasset), portrait biographique d’un grand capitaine d’industrie, Ambroise Roux, l’auteur, Anne de Caumont, raconte un déjeuner organisé par Laurence et Pierre Soudet chez eux en mars 1977, pour faire se rencontrer le plus influent des patrons français et le Premier secrétaire du Parti socialiste. De l’avis général, l’alliance socialo-communiste allait gagner les élections législatives l’année suivante. Les deux hommes ne se connaissaient pas. Ambroise Roux raconta plus tard que, posant à François Mitterrand, durant ce déjeuner, plusieurs questions sur des articles du Programme commun de la gauche qui lui paraissaient ‘extravagants’, il s’aperçut que le chef socialiste ignorait le contenu dudit programme. […] Ambroise Roux ayant cité quelques absurdités du funeste programme, Mitterrand foudroie un Soudet penaud (il en avait été l’un des rédacteurs) et lui demande : ‘est-ce vrai ? On a écrit de telles conneries dans le Programme commun ?’ L’interrogation et l’aveu d’ignorance équivalaient à rejeter les ‘conneries’ sur ses collaborateurs. »

Cette anecdote est assez connue. L’échange qu’a eu Jean-François Revel avec François Mitterrand ne l’est pas autant :

« J’avais fait la même découverte en décembre 1972, par hasard également chez Laurence et Pierre Soudet, qui avaient bien voulu organiser chez eux le dîner destiné à préparer mon entretien avec Mitterrand pour L’Express[…] je m’étais gaussé d’un article du Programme commun qui attribuait la pollution de l’environnement au seul système capitaliste et j’avais rappelé à Mitterrand ce fait notoire que la pollution était mille fois pire dans les pays communistes. Il partagea ma gaieté jusqu’au fou rire et, m’arrachant le livre des mains pour bien vérifier le passage, il s’écria : ‘non ? Pas possible ? Ils ont écrit cette ânerie ?' » 

Et Revel de conclure :

« Le propos d’Ambroise Roux révèle qu’entre 1973 et 1977, Mitterrand n’avait toujours pas pris le temps de lire ce programme commun, bien qu’il l’eût cosigné, ni de s’enquérir des objections élevées contre ce texte par les économistes et les entrepreneurs, tant était inébranlable son indifférence aux idées. Ses mimiques de cabotin politique ne s’étaient pas non plus modifiées. […] ‘Ils’… Toujours les autres. L’autocrate irresponsable que Mitterrand deviendrait durant ses deux présidences se peignait là déjà tout entier. »

Ne pas connaître le contenu de son programme présidentiel, voilà qui n’est pas très glorieux. Mais après tout, l’indifférence mitterrandienne aux idées politiques a été largement compensée par son génie tactique et ce qui compte en politique, c’est d’être élu, n’est-ce pas ? Tout le monde n’a cependant pas le talent d’un François Mitterrand et ce genre de carences devient plus gênant.

Ceux qui ont été en proie à quelques « oublis fâcheux » (© Nicole Belloubet)

C’est un grand classique de la vie politique française : après chaque changement de gouvernement, on se rend peu à peu compte que nos ministres ont de gros problèmes de mémoire.

Sans pour autant que cela ne ressorte nécessairement de l’accès de « phobie administrative » à la sauce Thomas Thévenoud, il faut cependant bien reconnaître que les décideurs politiques hexagonaux sont des habitués de la déclaration de patrimoine partielle.

Sous-estimations patentes de biens immobiliers voire oublis purs et simples de leur existence, omissions relatives à leurs sources de revenus ou à leurs placements financiers… Marianne recensait en septembre dernier pas moins de 12 membres du gouvernement qui avaient été contraints de rectifier (parfois à plusieurs reprises) leur déclaration de patrimoine auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

La France n’étant pas un pays scandinave, tout cela s’est naturellement réglé « sans sanction, puisque la HATVP leur a accordé à chaque fois le bénéfice de la bonne foi », alors qu' »une ‘omission substantielle’ est passible de trois ans de prison et de 45 000 euros d’amende », comme le rappelle Marianne.

Dans cette discipline, la performance de Jean-Paul Delevoye doit être saluée magna cum laude. Après avoir intégré le second gouvernement Philippe au poste de haut-commissaire aux Retraites auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé, ce dernier avait en effet réussi à oublier de déclarer… 14 de ses mandats.

Se disant sans doute que s’il fallait rédiger une déclaration d’intérêts exhaustive, il y serait encore pour la galette des Rois, Jean-Paul Delevoye avait préféré démissionner le 16 décembre 2019, non sans avoir tenté de se rattraper en déposant une deuxième déclaration le 13 décembre.

Devant l’ampleur de ce foutage de gueule, la HATVP avait tout de même fini par signaler les faits à la Justice le 18 décembre.

Ce retroussage de manches de la Haute autorité reste l’exception qui confirme la règle. Un politicien qui cumulera illégalement de nombreux postes est généralement considéré comme un atout qu’il faut soigner et ne risque pas grand-chose à se faire prendre la main dans le pot de confiture, en particulier s’il promet de « rembourser » quelques deniers.

Si vous êtes en revanche un citoyen ordinaire, je ne peux que vous inviter à ne pas « oublier » de déclarer quoi que ce soit à l’administration, par exemple vos comptes à l’étranger sur votre 3916.

Ce n’est cependant pas à Jean-Paul Delevoye que revient la palme du je m’en-foutisme puisque lui au moins, lorsqu’il a rejoint le gouvernement en tant que M. Retraites, avait envie de travailler. 

Ceux qui ont oublié d’aller bosser

On ne peut pas en dire autant de l’inénarrable Ségolène Royal. En septembre dernier, alors qu’elle était encore « ambassadrice des pôles », elle prétendait sur le plateau d’ONPC s’exprimer régulièrement au Conseil de l’Arctique pour « attirer l’attention sur les conséquences du dérèglement climatique ».

Le problème, c’est que pas plus que Jean-Claude Romand ne travaillait à l’OMS, Ségolène Royal n’a trimé un jour de sa vie au Conseil de l’Arctique.

Comme l’écrit CheckNews :

« Depuis la nomination de Ségolène Royal à son poste d’ambassadrice, le 1er septembre 2017, se sont tenues quatre réunions des ‘Senior Arctic Officials’, des fonctionnaires et hauts représentants et – plus important – une conférence ministérielle. A chaque fois, la France était représentée, mais comme nous le confirme son cabinet, Ségolène Royal n’était pas présente. »

A la différence de celui qui a menti à ses proches pendant 18 ans sur ses activités professionnelles en se prétendant médecin et chercheur, Ségolène Royal assume très bien faire semblant de travailler.

Cependant, dans un cas comme dans l’autre, le même mystère demeure : personne ne sait réellement comment ces deux individus occupaient leurs journées…

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