** Barack Obama est installé à la Maison Blanche depuis 100 jours et la presse américaine ne manque pas de se livrer au traditionnel exercice du bilan. Compte tenu de la gravité de la crise, et même si Wall Street a repris 20% ces sept dernières semaines, il est difficile de parler d’un état de grâce. En effet, le Dow Jones évolue à des niveaux strictement équivalents à ceux observés le 20 janvier dernier, au soir de la cérémonie d’investiture à Washington.
Les économistes sont très partagés sur l’action du nouveau président, mais plus encore sur les initiatives de confiance de Timothy Geithner. L’un des plus critiques n’est autre que le prix Nobel — de gauche, donc pro-démocrate sur le papier — Paul Krugman. Il estime que les plans de relance actuels ne sont en aucun cas suffisants pour combler ce qu’il dénomme l’output gap, c’est-à-dire l’écart entre la production et la capacité d’achat, entre le potentiel et l’activité réelle.
D’autre part, l’évaluation des bilans des banques — qui vient de s’achever — ne reflète pas la réalité de la pression que vont subir les entreprises et les ménages au cours des prochains trimestres. La solution préconisée, qui consiste à renflouer les établissements de crédit au détriment du budget de l’Etat, peut mener à la catastrophe lorsque les recettes fiscales s’inscrivent parallèlement en chute libre.
** Une des tribunes les plus virulentes de Paul Krugman a même connu l’honneur d’une traduction parue dans le quotidien Libération. En substance, l’économiste pro-démocrate reproche à l’actuelle administration de ne pas avoir profité de l’occasion qui lui était offerte en tout début de mandat pour mettre en oeuvre une opération vérité sur les comptes des banques et "nettoyer le foutoir une bonne fois pour toute".
Il préconise depuis des mois de nationaliser Citigroup et Bank of America, qu’il traite de "zombies". Et, comme par hasard, les résultats du récent stress test mettent en évidence une insuffisance des fonds propres des deux géants incriminés, d’où une chute de 5% à 7% de leur cours hier dans l’hypothèse très plausible d’une augmentation de capital.
Et Paul Krugman de s’emporter : "Nous avons critiqué le Japon pour sa lenteur à traiter les vrais problèmes pendant sa décennie perdue, mais nous faisons la même chose (…) et le plan de rachat des actifs toxiques des banques n’est qu’un emplâtre sur une jambe de bois inspiré par ceux-là même qui ont mené le système à la faillite".
Une critique qui doit être difficile d’ignorer du côté de Timothy Geithner, le secrétaire d’Etat au Trésor, et de Larry Summers, le principal conseiller économique d’Obama, lesquels baignent depuis trop longtemps dans la culture de Wall Street.
** Depuis la chute du mur de Berlin, et surtout depuis le milieu des années 90, le monde de la finance a pris de contrôle des élites politiques aux Etats-Unis.
Ce phénomène a coïncidé avec la montée en puissance des grandes banques d’affaires ainsi que des fortunes amassées par leurs dirigeants et par quelques traders, dont la rémunération variable a parfois frôlé le milliard de dollars sur un seul exercice fiscal.
Le renfort théorique fourni par les universitaires les plus prestigieux qui ont su convertir au libéralisme total les think tanks les plus influents auprès de la Maison Blanche a fini par imposer l’idée que ce qui était bon pour la finance était bon pour les Etats-Unis. La pensée unique a ainsi acquis un statut d’évidence.
C’est ainsi que les politiques — et l’écrasante majorité des membres du Congrès — sont devenus les acteurs complaisants d’un processus de dérégulation qui allait permettre à quelques privilégiés d’accumuler des gains mirobolants. Gains qui étaient la contrepartie de prises de risques quantitativement sans précédent dans l’histoire économique… mais que des "modèles" sophistiqués permettaient de faire disparaître sur le papier, avec la complicité des agences de notation et le concours d’assureurs de risque crédit n’ayant aucun moyen financier d’honorer leurs engagements en cas de krach systémique.
** Dans ce contexte de crise non résolue, Barack Obama est tout de même parvenu à accomplir une sorte de miracle : le moral des consommateurs américains s’est spectaculairement redressé en avril, d’après les savants calculs du Conference Board.
Le baromètre mensuel a bondi de 12,3 points par rapport à mars, pour s’établir à 39,2, contre une estimation médiane de 30 points qui circulait à Wall Street.
Les chiffres publiés par le Conference Board sont à leur plus haut niveau depuis novembre 2008, après avoir touché un plancher en février, à 25,3 points, le pire score observé depuis 1967 (début de la publication de cet indice).
D’après de nombreux opérateurs, la magie du verbe et le style décontracté — en apparence — de Barack Obama ont largement contribué à estomper les idées noires des consommateurs américains. Ils sont désormais moins de 50% (45,7% contre 51% en mars) à juger que les conditions économiques sont franchement mauvaises.
Cela signifie qu’au moins un tiers des sondés voient la crise en rose et se font pas mal d’illusions sur leurs perspectives personnelles au cours des prochains mois. En effet, le chômage et le crédit rare vont continuer de saper la reprise que Wall Street persiste à anticiper.
** Les indices américains ont cependant déjoué le pronostic baissier — un repli de 1,5% était anticipé — qui avait largement contribué à plomber les places européennes, qui ont perdu 1,6% en moyenne et jusqu’à 2,8% en début de séance. Les indices américains étaient même parvenus à grappiller 0,5% en matinée.
Les investisseurs ont quant à eux fait preuve de prudence en seconde partie de journée. Au coup de cloche final, le Dow Jones Industrial s’est effrité de 0,1% et le Nasdaq de 0,35%. L’indice élargi Standard & Poor’s a quant à lui fléchi de 0,27% (à 855 points), dans un volume d’échanges une nouvelle fois très réduit — c’est le cas depuis 48 heures.
Rien dans les écarts ci-dessus ne traduisait une grande nervosité en cette veille de publication de l’estimation préliminaire du PIB américain. Le consensus des économistes tourne autour de -5%… mais si la croissance américaine ressort inférieure aux prévisions et que l’état d’esprit demeure celui que nous avons observé depuis la mi-mars, rien n’empêchera Wall Street de miser sur une révision en hausse le mois prochain.
Il se pourrait également que les acheteurs de la première heure guettent le moment le plus opportun — un pic d’optimisme par exemple — pour vendre de façon un peu plus déterminée qu’ils ne l’ont fait depuis que le Dow Jones a flirté pour la première fois avec les 8 100 points le 9 avril dernier (il y a donc déjà près de trois semaines).
** Le scénario actuel — plafonnement sur fond de décrue des volumes — ressemble de plus en plus à celui observé du 6 au 28 août dernier. Les similitudes deviennent confondantes à partir du moment où l’on rentre ces "petits détails" dont se régalent les analystes techniques.
Sans vous infliger un pensum bourré de références au caractère hermétique, sachez simplement que les indices américains semblent tirer sur leurs dernières réserves d’oxygène comme un nageur-spéléologue en apnée, sprintant pour sortir d’un siphon dont il aurait mal estimé la profondeur. Wall Street commence à ressentir l’ankylose musculaire qui précède le stade du "voile gris"… avant le "trou noir" ?
Philippe Béchade,
Paris