La Chronique Agora

Le prochain cygne noir

Les progrès de l’intelligence artificielle font le bonheur des investisseurs, sous le regard insistant d’un palmipède aux plumes sombres…

« Un frémissement dans les reins engendre ainsi
le mur brisé, le toit et la tour incendiés,
la mort d’Agamemnon.
                                     Prise au vol,
dominée par la violence du sang aérien,
subit-elle son savoir avec sa puissance
avant qu’un bec indifférent la laissât choir ? »
~ « Léda et le cygne », William Butler Yeats

Pauvre Léda. Mise à genoux par un oiseau vigoureux.

Les dot-coms ont eu le vent en poupe. Les cryptomonnaies étaient en vogue. Les nouvelles technologies étaient à la mode. Et maintenant c’est au tour de l’intelligence artificielle d’attirer toute l’attention du public. Voici une publicité que nous venons de recevoir :

« Mon investissement préféré dans l’IA a été créé par le ‘père de l’IA’ – un génie qui a formé toute la crème de la crème du secteur de l’IA.

L’action ne vaut que 27 cents à l’heure actuelle, et sa capitalisation boursière est d’environ 322 M$… ce qui signifie que nous pourrions enregistrer des gains incroyables au cours des prochains mois.

Je m’attends à viser des gains 10 fois supérieurs au cours des 18 prochains mois pour cet actif.

N’attendez pas pour vous positionner ! »

Des affirmations douteuses

Le « père de l’IA » ? Que diriez-vous d’un test de paternité !

Et puis, l’inventeur de l’IA n’aurait-il pas un accès quasi illimité au capital ? L’IA est le sujet le plus en vogue dans le monde de la finance ; l’élite financière du monde de la tech ne se précipiterait-elle pas pour en profiter ?

Pourquoi cette personne tenterait-elle de lever des fonds – en vendant des actions à 27 cents l’unité – auprès de parfaits inconnus ?

Cette affirmation ne passe aucun test – ni celui de l’odorat, de la vue, du son… de la logique… de l’expérience… ni de la théorie. Mais qu’en savons-nous ?

Et voici l’action la plus « chaude » du marché. Bloomberg rapportait hier, avant l’ouverture des marchés :

« Nvidia s’apprête à battre Apple et à enregistrer une hausse record de sa valeur boursière en une seule journée

Le plus grand fabricant de semi-conducteurs au monde en termes de capitalisation boursière a grimpé de 29 % mercredi…  Si ce gain se maintient, sa valeur augmentera de 219 Mds$ pour atteindre un record historique de 974 Mds$.

Et si ce bond est le plus impressionnant aux Etats-Unis, il reste le deuxième au niveau mondial. PetroChina Co. a gagné près de 600 Mds$ au cours de sa première journée de cotation à Shanghai en novembre 2007. »

Pourquoi l’action Nvidia est-elle si populaire ? Elle vend des puces utilisées par l’intelligence artificielle.

Le cours de cette action a été multiplié par 80 au cours des dix dernières années. Si cela se reproduit, l’entreprise vaudra plus que toutes les sociétés actuellement cotées aux Etats-Unis. N’est-ce pas passionnant ?

Cygnes noirs, hommes aveugles

Bien sûr, l’expérience et la loi du refroidissement de Newton nous disent que ce qui est « chaud » aujourd’hui, ou à la mode, est moins susceptible de l’être demain. Les masses deviennent indifférentes, dit Yeats. Et la loi de Newton nous montre que, plus un objet est chaud (par rapport à son environnement), plus il perd rapidement de sa chaleur.

Mais, selon la presse, ni l’expérience ni la théorie n’ont quelque chose à voir là-dedans. L’IA est une innovation sans précédent, disent-ils. Voici le dernier battage médiatique de Business Insider :

« Bill Gates affirme que la création de l’IA est aussi fondamentale que celle de la puce électronique, d’internet et de l’ordinateur portable. Elon Musk veut freiner son développement. Warren Buffet la compare déjà à la bombe atomique.

Selon une analyse des transcriptions de Seeking Alpha, réalisée par Insider, au moins 49 sociétés américaines cotées en Bourse ont mentionné à ce jour ChatGPT lors d’appels à propos des résultats trimestriels de mai 2023. C’est un signe que le monde des affaires aux Etats-Unis se précipite pour montrer en quoi cette nouvelle tendance technologique importante aura un impact positif sur leurs entreprises. »

Le concept du « cygne noir » a été rendu célèbre par notre ami Nassim Taleb. Il a démontré que ce n’est pas parce qu’une chose ne s’est pas encore produite qu’elle ne se produira pas.

La seconde vague

Prenons l’exemple de l’explosion de la bulle immobilière en 2007, par exemple. « Qui l’a vu venir ? » a demandé Ben Bernanke, qui dirigeait alors la Fed, une canne blanche à la main.

« L’immobilier ne peut pas s’effondrer », vous en souvenez-vous ?

Et comme la majorité des gens ne croient pas du tout que cela va se produire, les gains pour ceux qui y croient peuvent être très élevés. Mais il arrive à la majorité ce qui est arrivé à Léda.

On pense d’un véritable « cygne noir » qu’il n’existe pas. C’est toujours quelque chose d’inattendu. Et pourtant… on pouvait voir venir l’IA à des kilomètres. La presse spécialisée l’annonçait depuis de nombreuses années. Maintenant qu’elle est là, les investisseurs et la presse en font leurs choux gras comme s’il s’agissait de la seconde venue du Christ.

Mais ce n’est que du bruit. Quel que soit le savoir ou le pouvoir que Léda a obtenu du grand oiseau, il doit s’agir de choses dérisoires par rapport à ce que nous apporte l’IA. C’est du moins ce que l’on dit. Quoi qu’il en soit, nous n’avons rien vu de tel depuis, eh bien, depuis le dernier cygne noir, lorsque Satoshi Nakamoto a lancé le Bitcoin en 2009. Ou depuis que Tim Berners Lee a coupé le ruban du World Wide Web en 1989.

Alors, s’il s’agit d’un nouveau cygne noir… bienvenue au club !

La semaine prochaine, nous poserons des questions difficiles à l’IA.

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile