▪ Comme Nietzsche l’aurait dit s’il y avait pensé, les petites corrections nous rendent plus forts et plus intelligents.
Pourquoi avons-nous besoin de corrections ? Parce que les gens font des erreurs.
Les corrections sont-elles bénéfiques ? Oui. Elles éliminent les erreurs… le bois mort… les entreprises faibles… les investisseurs peu doués… les maladroits… et les mutations malheureuses. Ce qui survit est mieux adapté aux conditions actuelles.
Que se passe-t-il quand nous évitons ou réprimons une correction ? L’erreur perdure.
Comment est-ce que la situation finit par se régler ? De manière catastrophique.
Une erreur n’est pas comme une petite grippe. Il ne suffit pas de l’ignorer pour qu’elle disparaisse. Le mauvais argent ne se transforme pas en bon argent simplement parce qu’on en rajoute. Au volant, si on a pris le mauvais tournant, plus on continue plus on s’éloigne de l’endroit où on voulait aller. Ou, si l’on boit trop le lundi, on n’ira pas mieux en buvant trop le mardi et le mercredi.
La répétition ne fait pas disparaître les erreurs ; elle ne fait que les aggraver. Rien n’empire éternellement — ce qui devait arriver « tôt ou tard » finit par arriver. Et ce n’est pas joli-joli. En fait, plus on a repoussé et nié la correction, moins c’est joli.
Mais les erreurs non-corrigées ne deviennent pas simplement « de pire en pire », progressivement et visiblement. En fait, les dommages sont souvent invisibles… jusqu’à ce que le désastre se produise.
Imaginez que vous ayez trop bu et que vous conduisiez trop vite dans une ville animée et pleine de monde. C’est une erreur. Votre femme vous enjoint de ralentir. Irrité, vous appuyez sur le champignon et allez encore plus vite. Continuez qui comme ça et les chances d’une issue désastreuse se multiplient. Chaque minute supplémentaire d’excès de vitesse a exactement la même composante de risque que la minute précédente. Mais les probabilités d’accident s’accumulent. Continuez à faire la même erreur et un résultat épouvantable est quasiment garanti.
En d’autres termes, les conséquences négatives passent de zéro à 100% en un clin d’oeil.
▪ Appliquons ce principe aux gratte-ciel…
Ce phénomène ressemble aux conséquences d’une autre erreur : sauter par la fenêtre du trentième étage. Les premiers moments sont probablement sans histoires. « Jusque-là, tout va bien », comme le dit la célèbre anecdote. C’est lorsqu’on arrive à la fin que l’erreur est corrigée. Plus on tombe sans correction, plus la vélocité sera grande lorsqu’on heurte le sol.
Les conséquences négatives sont asymptotiques. Elles n’augmentent pas régulièrement. Elles augmentent de manière soudaine — et gigantesque. Sur un graphique, on verrait une ligne droite menant à ce qui ressemble à un mur de briques. C’est le mur contre lequel finissent par s’écraser toutes les erreurs non corrigées.
La « moyenne » de votre descente peut être plus ou moins agréable. C’est le moment final qui ruine l’aventure.
A mesure que l’ampleur de l’erreur augmente, la collision finale avec la réalité devient bien plus dramatique. C’est une chose qu’une entreprise ou un ménage fasse une erreur. Quand ils sont des millions à commettre la même, c’est un problème très différent. Pas seulement plus grand… différent.
On peut envisager les choses ainsi. Des gens meurent tout le temps. Dans un pays de 300 millions d’habitants, on peut partir du principe que plus de deux millions par an doivent aller fumer les mauves par la racine. Sur une période de cent ans, ce sera le cas de tous ou presque. Ils peuvent le faire de manière tout à fait ordonnée sans perturber le reste.
Maintenant, imaginons que le taux de mortalité grimpe tout à coup. Supposons que 20 millions de personnes meurent en un an. Ou 100 millions. A deux millions de morts par an, la douleur est localisée et privée. Acceptable. Ceux qui n’ont pas de mort dans leur famille proche ne sont pas spécialement affectés.
A 100 millions de morts, c’est tout à fait différent. Les trains cessent de circuler ; les boutiques ferment ; le courrier n’est plus livré. La société tout entière est paralysée.
▪ … puis à la dette
Nous nous tournons maintenant vers un autre exemple : la dette. Aujourd’hui, on se félicite un peu partout du fait qu’il n’y a pas de graves conséquences visibles à la dette publique croissante des Etats-Unis. Selon les mots de l’économiste d’après-guerre français Jacques Rueff, les Etats-Unis profitent de « déficits sans larmes ». Grâce au fait que des gens, partout dans le monde, sont prêts à accueillir des crédits en dollar et à les garder comme s’ils valaient quelque chose… eh bien, ils valent quelque chose. Et ils continueront à valoir jusqu’à leur dernier sou jusqu’à ce que ce ne soit plus le cas.
Les obligations grimpent depuis 32 ans. Les bons du Trésor US longs avaient un rendement de 15% en 1981. Depuis, la dette gouvernementale américaine est passée de 1 000 milliards à 16 000 milliards de dollars. Mais les prix des obligations ont grimpé également, à tel point qu’elles ne rapportent plus que 3% aujourd’hui.
Les marchés boursiers sont ravis eux aussi. Le S&P 500 a grimpé de 120% depuis mars 2009. C’est la même confiance aveugle des banques centrales qui en est la cause. LTRO, QE1, QE2, QE3, Twist — et maintenant le nouveau gouvernement japonais, mené par Shinzo Abe, s’est engagé à rejoindre la fête. Plus Abe, Bernanke, Draghi et les autres défenestrent les investisseurs, plus les investisseurs semblent apprécier.
L’accumulation de dette va en accélérant, en plus. La dette gouvernementale américaine totale est 16 fois plus élevée qu’il y a une génération. En 1984, les autorités avaient mis 64 ans à accumuler 1 000 milliards de dettes. Elles ont ajouté 1 000 milliards supplémentaires durant les quatre années suivantes.
Une personne sautant d’un gratte-ciel remarquerait la même chose. Les premiers étages passent relativement lentement. Ceux d’en bas défilent à toute vitesse.
Durant ses huit années de mandat, George W. Bush a ajouté 800 milliards de dollars de dette chaque année. Le premier mandat d’Obama a vu une augmentation annuelle de 1 200 milliards de dollars. La dette fédérale augmente plus de deux fois plus rapidement que les recettes fiscales depuis 10 ans, et quatre à cinq fois plus vite que l’économie elle-même durant le premier mandat d’Obama.
Lorsqu’on observe la dette en termes réels — c’est-à-dire en suivant les normes comptables auxquelles une entreprise publique devrait se conformer aux Etats-Unis, comprenant les engagements non-provisionnés et les liquidités entrant et sortant — sa vélocité augmente rapidement. Au lieu d’un déficit de 1 000 milliards en 2012, on est à 7 000 milliards. Au lieu d’une dette nationale de 16 000 milliards, comme on l’entend dire dans les médias, on a une dette et des obligations financières non-provisionnées d’un total de 238 000 milliards de dollars. Et au lieu de croître quatre à cinq fois plus vite que le PIB, la dette se développe 20 fois plus rapidement.
Malgré tout, même si le sol se précipite à leur rencontre de plus en plus rapidement, ni les investisseurs ni les économistes ne s’inquiètent. Les prix à la consommation sont encore tout juste en hausse. Les actions et les obligations sont élevées. L’économie se développe. Les investisseurs obligataires, aidés par la Fed — qui rachète désormais plus d’obligations que le gouvernement US n’a besoin d’en vendre –, ne montrent aucun signe de panique.
Mais c’est ainsi que fonctionne un vrai désastre. Si on ne le corrige pas, il court tout droit, à toute vitesse… sans qu’on puisse l’arrêter… jusqu’à ce qu’il finisse par rencontrer un objet immobile. Pour l’instant, alors qu’ils volettent à hauteur du huitième ou neuvième étage, les investisseurs boursiers et obligataires n’enregistrent aucune douleur. Au contraire, ils trouvent tout ça délicieusement amusant.
Pour l’instant. Mais lorsque ce sera terminé, le poids de tant de corps en chute libre fissurera les trottoirs.