▪ Nous sommes lundi. Vous avez déjà tout lu sur l’initiative de la Fed jeudi. Vous saviez, avant même que la planche à billets se remette à tourner, que c’était une décision inéluctable parce que l’Amérique n’a pas d’autre moyen pour refinancer sa dette que de la monétiser.
Mais la stratégie de la Fed constitue un vertigineux aveu d’impuissance face à la tournure des événements, face aux cycles économiques… et induit le constat que l’Amérique est en faillite.
Regardez la Grèce : elle a bidouillé ses comptes avec la complicité de Goldman Sachs pour intégrer l’Eurozone, puis elle s’est mise à monétiser sa dette durant huit ans, systématiquement, jusqu’à ce que certains créanciers lui tournent le dos fin 2009.
▪ La faillite de la Grèce aurait pu ne jamais avoir lieu
Ils auraient pu continuer de fermer les yeux, de faire comme si l’Europe allait apporter sa garantie de façon illimitée, et c’est probablement ce qu’elle aurait fait… si elle en avait eu les moyens.
Sauf que le Tchernobyl des subprime a ruiné le système financier occidental. Les Etats ont préféré sauver les banques plutôt que les citoyens/contribuables car les banques achètent des bons du Trésor sans sourciller dès qu’elles disposent de quelques liquidités pour le faire.
Et les liquidités dont elles ont besoin, les banques centrales peuvent leur avancer de façon illimitée.
La faillite de la Grèce aurait pu ne jamais avoir lieu — en dépit de tout ce que la presse allemande populiste dénonce à longueur d’éditoriaux au vitriol, ne manquant aucun prétexte pour accabler Athènes et les élites du pays qui ont transféré 350 milliards d’euros au bord des lacs helvétiques.
Parce que l’ardoise de la Grèce n’est pas plus abyssale que celle de la Californie, de l’Illinois, de l’Arizona et de tant d’autres Etats de l’Union dont les finances publiques restent au fond du gouffre.
Mais tout le monde sait que la Fed imprimera autant de dollars que nécessaire pour maintenir la Californie à flot, et aussi longtemps que nécessaire. En revanche, Angela Merkel a toujours déclaré qu’il n’était pas question d’autoriser la BCE à en faire autant.
▪ La Zone euro a échappé de peu à un Lehman version 2.0.
Jean-Claude Trichet a (officiellement) respecté cet interdit à la lettre. Il s’est cependant autorisé à intervenir de manière indirecte afin d’offrir une porte de sortie aux banques françaises et germaniques, sans quoi la crise de la dette grecque se serait transformée dès le printemps 2010 en Lehman version 2.0.
Le prononcé d’un verdict de défaut partiel ou total de la Grèce aurait déclenché une réaction en chaîne par le biais des exercices de CDS, tandis que la BCE aurait vu s’évaporer ses fonds propres.
Les contribuables européens n’auraient pas eu d’autre choix que de financer la recapitalisation dans l’urgence de la BCE, provocant un choc fiscal historique dans l’Eurozone et une récession généralisée qui n’aurait pas manqué de contaminer les Etats-Unis et la Chine en l’espace de quelques semaines.
▪ La Fed va étouffer la croissance sous un flot de liquidité
La Fed a décidé jeudi dernier d’envoyer le message suivant : nous venons de placer les Etats-Unis en soins palliatifs, les chimiothérapies et autres séances de rayon ponctuelles n’ont rien donné. La morphine coulera donc à flots sans limite de quantité ni de durée… tout du moins tant que la planète continuera de nous fournir les opiacés dont nous avons besoin pour assurer une agonie sans douleur au patient.
De fait, le patient américain va effectivement se sentir mieux ces prochaines semaines. Il n’aura même plus à redouter ces horribles périodes de retour de la souffrance, faute de l’administration d’antalgiques suffisamment puissants.
Le problème, c’est que la morphine à haute dose génère une élévation de la température, du rythme cardiaque et entraîne une respiration irrégulière. De façon imagée, elle provoque de l’inflation puis finit par étouffer la consommation : au bout de quelques mois, la croissance –déjà agonisante — sera morte… noyée au milieu d’un océan de liquidités.
Ce n’est toutefois pas à ce genre de scénario noir que songe Wall Street. Ben Bernanke ne s’en cache pas, il veut contraindre les agents économiques à se tourner vers les actifs à risque.
Imaginons qu’il soit entendu et que les investisseurs frileux se détournent soudain des T-Bonds qu’ils accumulent obstinément depuis l’été 2008 — il n’y a que les comparses de Ben Bernanke qui achètent tous les jours des actions qu’ils refilent au bout de quelques heures aux fonds qui pratiquent la réplication indicielle. Quelle conséquence sur le niveau des taux d’intérêt américain ?
Bien entendu, tous les permabulls et optimistes invétérés vous répondront que le QE3 est justement conçu pour cela : racheter les bons du Trésor afin de maintenir leur rendement au plancher, et si cela ne suffit pas, il en achètera encore davantage, indéfiniment.
Mais imaginons que la Chine — qui a multiplié les avertissements concernant « toute initiative risquant d’engendrer une instabilité des prix » — prenne la Fed au mot et décide de se débarrasser de ce qui, à ses yeux, devient de la monnaie de singe (le dollar).
Pourquoi hésiterait-elle puisqu’on lui garantit en quelque sorte un rachat au prix fort pour des montants de 40 milliards de dollars par mois ? Et les autres créanciers des Etats-Unis, vont-ils se sentir tranquillisés par la planche à billets ou vont-ils s’inquiéter de voir la chute du dollar torpiller leur commerce extérieur et déclencher une flambée des matières premières et des denrées agricoles ?
▪ Le spectre de la spéculation plane sur les matières premières
Les pays en voie de développement ne savaient déjà pas comment financer l’importation de soja, de blé et de maïs pour cause de sécheresse exceptionnelle à la fois aux Etats-Unis et en Ukraine. Mais avec le déchaînement de la spéculation qui menace — qui a envie de détenir du dollar plutôt que des actifs tangibles ?–, les conséquences politiques et humaines pourraient s’avérer explosives.
Ben Bernanke vient d’allumer un lance-flammes au napalm au milieu de champs de céréales qui ne demandent qu’à s’embraser, au prétexte d’une lutte homérique visant à terrasser le chômage.
D’ailleurs, avez-vous observé comment son regard est devenu fuyant et comment sa voix s’est mise à chevroter lorsqu’il a abordé ce sujet ? De nombreux commentateurs ont noté qu’il semblait soudain mal à l’aise mais ils ont expliqué ce phénomène par l’absence de discours officiel en public depuis Jackson Hole : du grand n’importe quoi !
Le patron de la Fed était aussi crédible à ce moment de son intervention qu’un vendeur de voiture peu scrupuleux qui couvre une épave d’autocollants (destinés à masquer les trous dans la carrosserie) en prétendant que cela donne un aspect plus sportif et plus tendance au véhicule.
L’urgence de soutenir l’économie américaine ne sautait pas aux yeux vendredi avec un indice UMich (Université du Michigan) de confiance des consommateurs qui ressortait en hausse de 5 points à 79,2 en septembre (le consensus tablait sur un score de 74).
La composante « anticipations » des consommateurs remonte à 73,4 contre 65,1, au plus haut depuis mai. Une fois encore, un QE3 s’imposait-il dans ces conditions ?
Est-ce que ceux qui applaudissent à tout rompre à Wall Street n’y voient pas l’occasion rêvée de se débarrasser du papier ?
Les marchés montent depuis trois mois, mais les volumes démontrent que personne n’a suivi en Europe. Tous les hypocrites — trop heureux de voir leur portefeuille grimper sans rien faire — se prétendent 100% haussiers. Mais ces petits génies qui se prétendaient convaincus (c’est si facile après coup !) que la Fed et la BCE allaient sauver le monde n’ont pas acheté un bout de papier de tout l’été.
Allons nous rester longtemps les seuls à oser leur demander pourquoi ?