La Chronique Agora

Pensez comme un Argentin

Argentine, agriculture, impôt

Un homme d’affaires argentin nous explique en quoi notre manière de pensée manque de nuance…

« Vous devez penser comme un Argentin. Vous voyez tout en noir ou en blanc… légal ou illégal ; cela ne fonctionne pas ici. Ici, tout est une nuance de gris. »

En réponse à nos récentes plaintes contre l’absurdité du « nous » contre « eux » et du « bien » contre le « mal », voici le conseil que nous a donné un homme d’affaires argentin. Nous nous étions rendus dans l’une des grandes vallées plates de l’est de la province de Salta. Les agriculteurs y cultivent jusqu’à 30 000 hectares – de l’agriculture à l’échelle industrielle.

Les produits agricoles sont la source de la richesse de l’Argentine et, plus important encore, de ses devises. Et les agriculteurs – ou du moins ces agriculteurs – semblent prospères. Comment y parviennent-ils ?

Les prix doublent chaque année. De nombreuses pièces et outils sont presque impossibles à obtenir. Et, pour ne rien arranger, le gouvernement distribue tellement d’argent au titre de l’« aide sociale » que de nombreuses personnes ne veulent plus faire le dur labeur qu’exigent les exploitations agricoles.

Un temps pour récolter

« Les ‘planes’ [les différents programmes d’aide sociale] ne donnent pas beaucoup d’argent », nous a expliqué notre contremaître à la retraite. « Certains paiements ne représentent qu’une centaine de dollars américains par mois. Mais un homme travaille à plein temps dans une ferme ; qu’est-ce qu’il reçoit ? Peut-être 350 $ par mois seulement. Je suppose qu’il se dit que la différence n’en vaut pas la peine. Puis il oublie comment travailler. Ainsi, même si certains veulent reprendre le travail, ils n’ont pas les habitudes nécessaires. Ils ne sont plus habitués à travailler dur… et ne peuvent plus le faire. »

Le secret de ces grandes exploitations du nord-est du pays réside en partie dans le fait qu’elles n’ont pas besoin de beaucoup de personnel. Pour notre ranch, nous avons huit employés à plein temps qui s’occupent de nos vignes et de notre bétail. Et, quand le temps est venu de rassembler le bétail… ou de cueillir les raisins… nous engageons des saisonniers, lorsque nous pouvons les trouver.

« Ici », notre informateur a poursuivi, « il n’y a qu’un seul employé pour 2 000 hectares. Tout est mécanisé. Les tracteurs sont énormes. Il en va de même pour les planteuses et les moissonneuses. Un homme peut passer dans le champ trois ou quatre fois par an. Il pulvérise un herbicide pour tuer les mauvaises herbes. Il passe ensuite la planteuse ; nous ne labourons pas le sol. Si nous le faisions, la terre serait emportée par le vent. Ensuite, il passe à la récolte. Les plantes génétiquement modifiées ne nécessitent pas autant d’attention qu’auparavant. »

Il nous montrait un champ de coton.

(Source : Bill)

La taxe de l’inflation

« Regardez ces plantes. Avant, nous devions faire 4 ou 5 fumigations pour tuer les insectes. Maintenant, ces plantes sont plus robustes. Elles sont d’ailleurs toxiques pour la plupart des insectes qui les mangeaient auparavant. Les insectes tombent tout simplement raides morts. »

Mais les progrès techniques, ici en Argentine, ont été contrebalancés par des revers politiques. Ces cultures sont conçues pour le marché mondial… et devraient être vendues aux prix du marché mondial. C’est pourquoi le gouvernement, en mal de recettes, leur impose des « retenues ». Il s’agit d’une taxe que les autorités du pays perçoivent avant même d’avoir réalisé le moindre bénéfice. En d’autres termes, il s’agit d’une taxe sur l’exportation des produits de base, que vous ayez gagné de l’argent en les produisant ou non.

Notre expert poursuit :

« Ce n’est rien. L’inflation est d’environ 100%… la taxe de l’inflation est donc d’environ 50%. Dans un an, votre argent ne vaudra plus que la moitié de ce qu’il vaut aujourd’hui. 

Que pouvons-nous faire ? Les semences, les machines, les pesticides et les autres choses dont nous avons besoin ont des prix en dollars. Et nous avons des pesos. Chaque jour, nos coûts augmentent. Et nous aurions pu obtenir notre revenu – en vendant une récolte – il y a un an.

Parfois, personne n’acceptera votre récolte en échange d’argent. Tout ce que l’on peut obtenir, ce sont des chèques postdatés. Il faut alors prier pour que le peso ne perde pas trop de valeur avant de pouvoir encaisser le chèque.

C’est pourquoi il faut penser comme un Argentin et non comme un gringo.

Parfois, il nous est impossible d’obtenir une pièce de tracteur ici en Argentine, alors nous allons en Bolivie… et nous la faisons passer la frontière clandestinement. Certains types prennent même le maïs qu’ils ont cultivé en Argentine, le font passer la frontière en douce et le vendent là-bas. Bien sûr, c’est illégal… mais que sommes-nous censés faire ?

Le gouvernement nous trompe. Nous trompons le gouvernement. C’est une société complètement folle, mais c’est comme ça que ça marche. En Bolivie, vous pouvez vendre votre maïs pour des dollars. Et vous ne payez pas d’impôts. C’est illégal aussi… et alors ? »

Une nouvelle dimension

Les percepteurs argentins utilisent des satellites pour surveiller les champs des agriculteurs. Lorsque le temps de la récolte arrive, ils s’attendent à être payés.

« Oui, bien sûr, ils nous surveillent », explique notre source interne :

« L’astuce consiste à tenir des registres impeccables pour la plupart de vos cultures. Ils doivent être si bien tenus que les agents du fisc ne les questionnent pas.

Ensuite, lorsqu’on vous demande ce qui est arrivé au maïs, aux haricots ou au coton, vous expliquez simplement qu’ils ont été attaqués par des insectes, ou que, même si les plantes avaient l’air en bon état vues du ciel, elles n’ont pas produit de fruits. Ou qu’elles se sont desséchées et que rien n’a été tiré de ce champ.

Il y a tellement de choses qui peuvent mal tourner dans l’agriculture qu’ils ne peuvent pas s’y opposer… si vos autres dossiers sont en ordre.

Les étrangers [il nous a alors regardé gravement] ne semblent jamais comprendre. Vous pensez toujours que c’est soit l’un, soit l’autre. Soit c’est acceptable… soit ça ne l’est pas. Légal ou illégal. Bon ou mauvais. »

Notre interlocuteur ajoutait une nouvelle dimension à notre inquiétude concernant la théorie du méchant.

« Vous pensez peut-être que je suis un ‘méchant’, comme vous dites, parce que j’enfreins la loi. Mais je dis que ce sont eux les méchants ; ils ont créé des lois que nous devons enfreindre. Vous dites que c’est malhonnête. Ou illégal. Et bien sûr, c’est le cas. Mais si les agriculteurs essayaient de se conformer à toutes les lois du gouvernement, ils feraient faillite. Qui produirait alors la nourriture ? »

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