Comme le krach de 1987, la crise actuelle n’est probablement pas le dernier soubresaut avant l’effondrement du capitalisme. C’est toutefois un signe que quelque chose vacille.
En 1987, j’ai assisté à une émission de téléréalité : un krach en direct !
Une longue phase de financiarisation a culminé par le krach du « lundi noir » du 19 octobre.
Le marché financier mondial s’est alors disloqué. J’ai cru que c’était la fin du monde, et je l’ai cru d’autant plus facilement que cela correspondait à mes attentes.
Depuis le début des années 1980, farouche opposant à la montée de la finance, je critiquais la dérégulation financière et les évolutions de plus en plus déséquilibrées de la finance ; de la finance et de la monnaie. Donc je m’attendais à ce krach.
Mais j’ai commis une erreur : j’ai cru que c’était le krach final, la fin d’une expérience que j’avais identifiée comme une répétition de celle de John Law. La création de monnaie et de crédit adossés aux assets et aux actifs, et non pas solvabilisés par les flux et les cash-flows.
Dans le système de Law, on crée du crédit adossé à des actifs. Cela permet d’acheter plus d’actifs. Les prix des actifs montent et se détachent de la rentabilité, donc on peut s’endetter encore plus en adossant la production de crédit sur les actifs bullaires. C’est le cercle qui, caressé, devient vicieux.
Pourquoi ce n’est pas le krach final ?
En fait, 1987 n’était que le premier choc d’une longue série.
Greenspan a nettoyé et monétisé l’éclatement de 1987, et il a initié le célèbre « put ». Il est devenu le maestro, le magicien.
Cela m’a servi de leçon et je me suis dit que la valeur ajoutée de la réflexion, ce n’est pas de prédire le krach et de le commenter à longueur de colonnes, mais c’est l’inverse. La valeur ajoutée, c’est de comprendre et d‘expliquer pourquoi, alors que tout conduit au krach et à la destruction, ceux-ci n’ont pas lieu. Pourquoi ils sont sans cesse repoussés. Pourquoi l’Armageddon, c’est comme Godot : on l’attend toujours. Pourquoi le système, après un terrible accident, a pourtant réussi à survivre et à se régénérer.
J’en ai conclu que l’on entrait vraiment dans un monde nouveau, fait pour durer, et j’ai tiré la conclusion que la régulation ancienne par les cycles de taux courts et les budgets était terminée : on allait vers l’illusion que les cycles étaient finis et qu’on pouvait y échapper par la magie de la gestion des apprentis sorciers et autres démiurges.
J’ai appelé cela « le mode de régulation longue par les bulles » : on fabrique des bulles pendant longtemps grâce à la production de crédit de moins en moins cher – il en faut de plus en plus. Cela agit sur les prix des actifs et crée de la richesse perçue. Ce sont ces effets de richesse qui déterminent l’activité économique.
Puis, quand le système est devenu beaucoup, beaucoup trop déconnecté de la réalité, alors on monte les taux et on crève la bulle. Dès lors, quand la bulle crève, on nettoie, on reprend le mouvement de baisse des taux, de la création de crédit et de formation de bulles dans d’autres domaines car il faut changer de cheval porteur de bulle.
D’une crise à l’autre
J’ai compris dès cette époque que ce serait la première de nombreuses crises à venir.
Il y a eu les crises « Saving and Loans » (S&L) au début des années 1990. Puis la crise du marché obligataire et des dérivés de 1994. La crise mexicaine de la « tequila » en 1995. La dévastatrice bulle des tigres asiatiques en 1997. La débâcle LTCM/Russie en 1998. L’éclatement de la bulle technologique en 2000. Le 11 septembre. La crise de la dette corporate de 2002. L’effondrement de la bulle du financement hypothécaire, dite des subprime, en 2008. La crise des dettes européennes de 2011/2012. La crise pandémique de 2020… et, maintenant, la crise multiforme, causée par les problèmes sur le plan de l’énergie, de la guerre, des chaînes d’approvisionnements, de la grève sociétale des salariés.
Je prétends que seule mon analyse, solidement insérée dans mon cadre analytique de critique du capitalisme, permet de comprendre sans contorsion ou malhonnêteté intellectuelle comment des catastrophes à répétition, une croissance durablement ralentie, une érosion de la productivité et un système bancaire gravement affaibli, se sont transformés en l’un des plus grands marchés boursiers haussiers de l’histoire économique. Et, en même temps, comment a été produit un système d’inégalités astronomiques.
Je pense que le système mondial vacille.
Il ne vacille pas à cause de ses excès, mais à cause de faits nouveaux à savoir l’irruption du réel dans la sphère financière.
La sphère financière est fondée sur l’infini, sur l’absence de limites et le dérivable.
La sphère du réel reste caractérisée par la rareté, les limites, la discontinuité qui la rendent non-dérivable.
Le réel se réintroduit dans l’imaginaire financier. L’imaginaire financier n’est plus clos.
Et maintenant, avec les bulles chancelantes et les conditions financières mondiales qui se resserrent, je pense que les décideurs politiques mondiaux ont perdu le contrôle de la dynamique des bulles.
Impossible soutien
De toute évidence, ils ne contrôlent pas la dynamique de l’inflation des prix des biens et des services.
L’inflation relativement modérée des prix à la consommation face à une inflation monétaire massive était le résultat d’une conjonction exceptionnelle dans l’histoire : défaite historique de la classe salariée, mondialisation, montée en puissance de la Chine, innovation technologique, montée de la communication et de l’orwellisation, etc.
L’argent, le crédit, la fortune, tout cela est allé se loger dans l’imaginaire financier. L’inflation des actifs financiers et les bulles spéculatives ont tous contribué à réprimer les prix à la consommation en captant les flux de monnaie excédentaires. Les marchés ont agi comme un piège pour retenir le pognon.
Le réel s’est réintroduit par de multiples brèches que je n’analyse pas ici. Mais les élites y ont contribué par leur connerie dans la mesure où elles ont réintroduit la rareté dans un système qui ne peut la supporter ! Elles l’ont réintroduite en voulant récupérer – pour imposer l’austérité aux salariés – la thématique climatique et le malthusianisme qui en découle.
Elles ont persuadé comme l’a dit de façon idiote Macron que « la période d’abondance est terminée ».
Avec la fragmentation mondiale, la démondialisation, la préparation de la guerre, le nouveau rideau de fer, les problèmes de chaînes d’approvisionnement, les déséquilibres entre l’offre et la demande de matières premières, les problèmes de changement climatique, la dislocation sociale et l’inflation… les politiques d’argent gratuit ne sont plus possibles alors qu’elles sont plus que jamais nécessaires !
Pour refaire un tour sur le manège enchanté, Il faudrait faire dix fois plus de tout ce que l’on a fait et qui a conduit aux crises. Sauf que, pour une fois, on ne peut pas le faire !
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]