La Chronique Agora

Muguet ou chrysanthèmes ?

** De notre point de vue, ce 1er mai a été une journée de bourse parfaite : nous avons gagné de l’argent en nous reposant — ce qui ne nous était plus arrivé depuis le 20 mars dernier — grâce à la vague d’euphorie qui a soudain emporté Wall Street vers des niveaux qui n’avaient plus été approchés depuis quatre mois et demi. Les opérateurs américains ont soudain été touchés par la grâce à l’heure de l’apéritif.

Nous pouvons nous vanter de n’avoir commis aucune erreur stratégique hier puisqu’il nous était impossible de passer un ordre d’achat — c’est de toute façon trop tard avec un CAC 40 qui flirte avec les 5 000 points — ou un ordre de vente — c’est encore trop tôt si vous croyez dans notre scénario de fermeture du gap des 5 081 points.

Oui, ne rien faire — ou ne rien pouvoir faire — sera à n’en pas douter l’une des meilleures affaires que nous aurons réalisées depuis le tout début du mois d’avril. Contraints par un caprice du calendrier à effectuer un « lâcher prise » alors que les places européennes semblaient privées de ressort depuis vendredi dernier, tous les éléments d’un rally haussier se sont mis en place alors que nos neurones faisaient relâche en ce 1er mai.

** Le dollar s’est envolé à son meilleur niveau depuis cinq semaines face à l’euro (1,5450) tandis que, jeudi, le baril de pétrole chutait symétriquement jusque vers 110,50 $ lors de la reprise des cotations à New York avant d’en terminer à 112,5 $ à l’issue de sa troisième séance consécutive de baisse. Parti d’un record absolu de 119,5 $ en tout début de semaine, voici le baril revenu au contact de ses précédents sommets des 14 au 17 mars derniers — de sinistre mémoire pour les détenteurs d’actions.

Au fait, vous souvenez-vous de la valeur du billet vert le 17 mars dernier ? Oui, 1,59/euro… c’est la bonne réponse ! Le dollar venait également de chuter vers 96 yens, ce qui plaçait la finance mondiale dans une situation très inconfortable.

Comme vous pouvez le constater, les indices boursiers ne semblent guère perturbés par la flambée du pétrole. Le CAC 40 ne vient-il pas de reprendre 600 points (+13%) depuis le 17 mars dernier tandis que le baril de WTI grimpait de 10% dans l’intervalle ?

Nous pouvons même affirmer, afin de rendre notre démonstration encore plus spectaculaire, que le CAC 40 a gagné 12% depuis le 20 mars, tandis que le baril — retombé ce jour là en-deçà des 99 $ — a bondi de 20% dans la foulée. Difficile de soutenir que les spéculateurs arbitrent leur portefeuilles de valeurs mobilières contre des contrats à terme sur le NYMEX, de peur ne plus pouvoir remplir les réservoirs de leur 4×4.

De la même manière, nous ne saurions affirmer que la correction de l’or noir ou de l’or sous forme de poudre ou de lingots va entraîner de façon purement mécanique l’appréciation des indices boursiers de la Zone euro.

Vous constaterez parallèlement que l’Euro Stoxx 50 s’est envolé de 11,5% depuis que le dollar a flirté pour la première fois avec les 1,59 euro six semaines auparavant. La rechute du billet vert sous les 1,60 euro — un plancher historique inscrit il y a tout juste une dizaine de jours — n’a pas précipité le CAC 40 sous les 4 500 points, ni même sous les 4 850 points.

Le constat qui s’impose est que les actions progressent envers et contre tout depuis le 20 mars dernier, y compris lorsque les cadrans économiques virent au rouge et lorsque les signaux de récession se multiplient sur fond de déprime généralisée des ménages européens ou américains.

** Les statistiques américaines du jour étaient de la même eau sombre et glauque en matière de chômage. En effet, 35 000 demandeurs d’emploi se sont inscrits sur les listes à l’issue de la semaine s’achevant le 26 avril et l’indice ISM d’activité dans le secteur manufacturier est resté stable en avril à 48,6 — soit un plancher vieux de cinq ans.

Par ailleurs, les dépenses de construction aux Etats-Unis, dévoilées par le département du Commerce, ont baissé bien plus fortement que prévu au mois de mars. Avec une chute de 1,1%, elles ont atteint leur plus bas niveau depuis juin 2005.

Oui mais voilà, les investisseurs s’attendaient à pire et ils ont jugé que les chiffres publiés hier recelaient des aspects positifs en matière de consommation (+0,4%) et de revenus (+0,3%) des ménages américains.

Si les dépenses des ménages ont dépassé de deux fois les attentes du marché, nous avançons l’explication suivante. Le gasoil venant de franchir la barre symbolique des 4 $ le gallon — le diesel coûte plus cher que l’essence sans plomb aux Etats-Unis, soit le prix astronomique de 0,7 euro le litre, les automobilistes qui passent à la pompe près de leur supermarché favori n’ont aucun mal, à caddie équivalent, à augmenter de 0,4% le montant de leurs frais mensuels, et ceci sans acheter un paquet de chewing-gums supplémentaire par rapport au mois précédent.

Enfin, et compte tenu de l’inflation mensuelle qui carbure à une moyenne mensuelle de 0,3% en année pleine (et de +0,5% en mars dernier), la hausse de 0,3% des revenus signifie que la progression du pouvoir d’achat reste négative et que les Américains continuent de désépargner.

** Vous conviendrez — la déduction semble des plus logique — que si Wall Street progresse, et même très vivement, ce jeudi, les futurs retraités n’y sont probablement pour rien. L’argent provient d’ailleurs, de l’étranger pour être plus clair. Si le S&P s’envole de 1,7% et le Nasdaq de 2,8%, c’est parce que l’hypothèse d’un redressement du dollar rallie désormais la majorité des suffrages, et ce même si la Fed n’a pas exclu d’abaisser une nouvelle fois sa rémunération « si le besoin s’en faisait sentir ».

L’évocation d’un nouvel assouplissement monétaire s’apparente à de la pure rhétorique. Personne ne pense que Ben Bernanke envisage sérieusement d’abaisser le prime rate en-deçà des 2% d’ici la fin du premier semestre ou durant l’été alors que l’inflation « réelle » dépasse les 4%.

Si la croissance américaine demeurait ancrée en-deçà des 0,6% encore un trimestre ou deux tandis que les prix à l’importation (énergie incluse) s’envolaient durablement au-delà des 13,7% en rythme annuel, avouez que nous trouverions réunis tous les ingrédients d’un scénario catastrophe !

Wall Street ne s’arrête cependant pas à ce genre de considérations. Comme nous l’avons mis en lumière lors des précédents chapitres, ni les fondamentaux, ni la baisse du dollar et encore moins la flambée du pétrole ou des céréales avec leurs cortèges d’émeutes de la faim ne sont considérés comme des motifs suffisamment sérieux pour enrayer la hausse du Dow Jones.

Le voici revenu au-dessus des 13 000 points, son niveau de clôture du 3 janvier dernier, à moins de 2% de son niveau de référence du 31 décembre 2007. Et puisque vous seriez frustrés de terminer la lecture de cette Chronique sans que nous avancions une explication qui triomphe de toutes les objections que vous pourriez émettre au sujet des fondements de la hausse actuelle, nous sortons notre joker.

** De nombreux commentateurs l’écrivent depuis six semaines, Henry Paulson l’a répété jeudi dernier — et que cela rentre une fois pour toute dans votre tête –, « la crise financière est terminée » !

Oui, ter-mi-née, une bonne fois pour toutes. A ceci près que 500 ou 600 milliards de dépréciations d’actifs — sinon de pertes sèches — devront encore être passés dans les comptes des établissements de crédit en 2008 et 2009, en espérant que la bulle des CDS (credit defaults swaps) n’éclate pas avec la faillite d’un grand promoteur immobilier, d’une compagnie aérienne ou d’un monoliner.

Les encours de CDS représentent au bas mot entre trois et quatre fois ceux des subprime et nous ne voyons pas ce qui va empêcher cette bulle d’éclater d’ici quelques semaines ou quelques mois.

Henry Paulson dit peut-être vrai : « la crise financière est terminée », mais il omet de préciser qu’il s’agit d’une crise de type « arrêt cardiaque » — le coeur de la finance virtuelle s’est arrêté de battre peu avant le 15 août 2007 –, et que le patient vient de sombrer dans un coma profond, avec un électro-encéphalogramme plat.

Mais vu de l’extérieur, et grâce au respirateur artificiel mis en place par la Fed, avec la complicité de quelques Fonds souverains complaisants, le patient a l’air de dormir très paisiblement. Cependant, Henry Paulson, Ben Bernanke, et quelques spin doctors qui sont dans la confidence, savent qu’à moins d’un miracle, il ne se réveillera pas.

Cela laisse le temps de convaincre les foules qu’en dépit d’un appareillage sophistiqué et d’un teint cadavérique, le patient est sauvé. Ce genre de message porte-bonheur était parfait pour égayer un 1er mai.

Les plus malins seront partis très loin de Wall Street lorsque tombera l’avis de décès : après la saison du muguet vient immanquablement celle des chrysanthèmes.

Philippe Béchade,
Paris

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