▪ La séance de mardi avait brisé deux mois et demi de monotonie. Enfin du grain à moudre pour les amateurs de suspense et d’émotions fortes : l’imprévu venait soudain animer les échanges après neuf semaines d’absence, les indicateurs de volatilité secouaient leur joug solidement ajusté par les robots algorithmiques.
Le VIX, qui mesure le stress des opérateurs à Wall Street, fit un bond de 15%… avant de rechuter de 8,5% dès le lendemain pour finir au plus bas, sur un score de 19 censé rassurer tout le monde.
Le pic d’adrénaline de mardi se résumera-t-il à un simple pétard placé sous la chaise d’un trader ? Ou bien préfigure-t-il une série de déflagrations marquant l’éclatement d’une série de bulles en formation depuis le 1er janvier (indices américains, DAX 30, Nikkei, valeurs bancaires, Bunds, pétrole…) ?
La plupart des spécialistes avec lesquels nous avons discuté ces dernières semaines sont tous haussiers, quel que soit leur secteur d’activité. Du côté de l’obligataire, c’est l’euphorie : les Schatz (bons du Trésor allemand) sont au zénith, 48 heures seulement après que la Bourse de Francfort a inscrit un record annuel — c’est quasiment du jamais vu.
En France, les OAT 2022 sont revenues sous les 2,9% ce mercredi. Les OAT à sept ans affichaient quant à eux moins de 2,5% de rendement alors que le CAC 40 flirtait encore avec les 3 500 points : tout le monde peut faire de l’argent sur n’importe quel type de valeur mobilière, il suffit juste de presser la touche « achat ».
A tous les coups l’on gagne… enfin presque, si l’on excepte la séance de mardi sur les actions.
▪ Pas le temps d’avoir peur
Même pas de temps d’avoir vraiment peur puisque Wall Street avait sorti les aérofreins dès la clôture des places européennes. Mais pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt au fait ? Cela aurait pu nous épargner l’effacement de la totalité des gains laborieusement accumulés depuis le 1er février dernier.
La séance de mercredi a marqué un soudain retour à la routine des 10 dernières semaines. Les places européennes reprennent entre 0,5% et 0,8%, les indices américains s’empressent d’en faire autant.
Nous avons assisté hier à une séance en deux temps à Wall Street. Les indices ont ouvert sur une note indécise, puis se sont mis à progresser avec une remarquable régularité durant 90 minutes avant de… ne plus rien faire durant plus de quatre heures. La volatilité s’est littéralement mise aux abonnés absents, de l’apéritif à l’heure du tea time.
Les investisseurs se seraient laissé séduire en début de séance par une rumeur de possible succès de l’opération de conversion de la dette grecque ce jeudi.
▪ Qui peut croire à un accord sur la Grèce ?
Mais qui peut croire sincèrement que 90% des créanciers accepteront l’échange de leurs créances… alors qu’un bon tiers des détenteurs — des compagnies d’assurance et des fonds de retraite de nationalité grecque notamment — et une meute de hedge funds qui ont ramassé des emprunts « à la casse » n’ont aucun intérêt à accepter de prendre une perte de 25% à 75% selon les cas.
Sans oublier ceux qui détiennent des CDS ! Ces derniers n’ont pas été activés grâce à un tour de passe-passe sémantique et juridique digne d’une république bananière où les règles officielles ou officieuses relèvent du fait du Prince.
Nous restons convaincu que les marchés s’attendent à un défaut partiel — et ordonné — de la Grèce depuis la mise en oeuvre du premier LTRO de la BCE le 20 décembre dernier. Les deux mois qui se sont écoulés ont permis de se faire à cette idée. Les six prochaines semaines devraient être placées sous le signe des élections anticipées de la mi-avril et de la possible remise en cause des accords de refinancement accouchés aux forceps après trois mois d’un « travail » exténuant… et fort coûteux pour les contribuables européens !
Rappelez-vous de la succession ubuesque de réunions de la dernière chance, se tenant à chaque fois dans de grands hôtels. Tout cela n’a pas été sans rappeler le scénario du film Un jour sans fin.
Après l’acceptation d’un défaut partiel, orchestré de telle sorte que le FMI ne revienne pas sur ses engagements de refinancement d’Athènes, viendra le temps du départ volontaire de la Zone euro. Son coût direct et indirect pour les partenaires économiques a été chiffré — au doigt mouillé — à 1 000 milliards d’euros par un think tank proche des créanciers privés (essentiellement les banques et des industriels français qui sont très exposées en Grèce).
▪ Une stratégie en gros sabots
La stratégie est bien connue, la ficelle grosse comme l’amarre d’un porte-avion : d’abord bomber le torse avec un « jamais la décote sur les emprunts grecs ne dépassera les 50% »… puis faire bien peur à l’auditoire « sinon ce sera la catastrophe, l’équivalent d’un Lehman puissance 10 ».
Ensuite, on change de registre : la Grèce, ça pèse quoi au juste, 4% du PIB européen, 7% de la dette totale des pays de l’Eurozone… si on décote de 75%, cela ne change pas la face du monde.
De toute façon, avec des taux courts à 1 000%, tout le monde a bien compris que ce fichu pays est en faillite et ses créanciers ont déjà tiré un trait sur 80% de leur mise.
Les contribuables européens, en revanche, ne vont pas aimer devoir financer un troisième plan de sauvetage à 50 milliards d’euros (comprenez plutôt 100 à l’horizon 2013)… Alors pour faire passer la pilule, on leur explique que s’ils préfèrent voir la Grèce revenir à la drachme, ça leur coutera 10 fois plus cher.
C’est bien entendu un pieux mensonge, mais il fait d’une pierre deux coups. Il permet en effet de culpabiliser aussi des créanciers récalcitrants, réfractaires à une conversion de leurs emprunts grecs, qui se fichent bien de savoir ce que coûtera un défaut de la Grèce, pourvu qu’ils retrouvent leur mise.
▪ Et les marchés, dans tout ça ?
Comment réagiront les marchés ce soir (si Wall Street est encore ouvert, mais nous en doutons fort) ou en Asie la nuit prochaine à la lecture du bilan de l’opération ?
Probablement pas très bien… mais s’ils ont repris entre 15 et 25% en 11 semaines, ils pourront en reperdre la moitié ou les deux tiers sans que les planchers d’octobre 2011 soient directement menacés.
Bien entendu, les derniers acheteurs — disons tous ceux qui sont rentrés dans le jeu au-dessus des 3 200 à Paris et 12 000 sur le Dow Jones — se feront rincer. Ce n’est pas grave, ceux-là ne jouent pas leur propre argent et en plus ils ont obéi aux ordres : vous devez regarnir vos portefeuilles à tout prix pour respecter vos ratios d’investissement.
Beaucoup de gérants reconnaissent que ce ne sont pas des achats de convictions mais qu’ils sont obligés de tenir compte des flux de liquidité déversés par la BCE et d’accroître leur exposition.
Ils se retrouvent comme des fantassins de la guerre de 14/18 que l’on gavait d’alcool à 50 degrés pour qu’ils se ruent sur les tranchées adverses alors même que la mitraille redoublait.
Lorsque les plus grands stratèges de banques d’investissement vous expliquent que leurs équipes de gérants n’ont pas d’autre choix que d’opter pour le risque, c’est du même ordre que les officiers de 14/18 menaçant de fusiller sur place les récalcitrants s’ils ne montaient pas à l’assaut en hurlant « sus à l’ennemi ».
Aujourd’hui, heureusement, il n’y aura pas mort d’homme pour tous ceux qui clament « je suis haussier » en sentant la baïonnette de la lettre de licenciement pointée au creux de leurs reins par leur supérieur hiérarchique.