▪ J’ai traversé un grand moment de solitude en début de semaine… Je suis intervenu en direct sur le plateau de BFM Business mercredi matin (j’y serai ce vendredi après-midi entre 16h15 et 16h30 pour une synthèse de cette semaine boursière qui s’achève dans la douleur). 90% des invités et experts sollicités par téléphone depuis lundi y affirmaient que la BCE se résoudrait à faire du quantitative easing parce que toute autre option est inconcevable — sous-entendu : suicidaire.
La plupart des intervenants sur BFM Business — qui soit gèrent beaucoup d’argent, soit rédigent des mémentos et autres notes stratégiques engageant leurs firmes respectives — concluaient que la BCE ne tarderait pas (c’est-à-dire dès ce jeudi à l’occasion de sa dernière réunion annuelle) à conforter le sentiment général qu’elle se préparait à soutenir l’action politique des dirigeants européens réunis à Bruxelles par une accélération de ses rachats de dettes souveraines.
Tous croyaient fermement à ce scénario : sinon comment justifier les 15% de hausse du CAC 40 en sept séances ? Oui tous, sauf votre serviteur et Olivier Delamarche, qui est en permanence convaincu — tout comme Friedrich Nietzsche — que « l’humanité avance toujours par son plus mauvais côté ».
S’il se forme ne serait-ce que l’ébauche d’un consensus trahissant une certaine forme de paresse intellectuelle ou de veulerie de la part des brasseurs d’argent, vous pouvez être certain qu’Olivier (que je salue au passage) s’empressera de le dénoncer et d’affirmer que la majorité se trompe.
En l’occurrence, nous n’avions pas « la majorité contre nous »… mais une troupe innombrable de soldats en terre cuite, protégés par la même carapace de certitude. A quoi venaient s’ajouter un rouleau compresseur médiatique et des écarts boursiers qui prouvaient la quasi-impossibilité que le marché se trompe.
Un rebond de 8% ou 10% des indices en une semaine, c’est éventuellement technique ; une envolée de 12% sans consolidation, c’est la marque d’une conviction très forte. Une explosion de +15% ou +16% en 10 jours, c’est l’assurance que la tendance s’est renversée et qu’il n’y a plus aucun doute sur l’intégration de toutes les mauvaises nouvelles connues ou prévisibles dans les cours.
Sauf que l’art de l’intox pratiqué par certaines officines opérant via Internet et les instruments de manipulation informatique des cours (avec ou sans recours au trading haute fréquence) ont repoussé les limites des mouvements de nature artificielle en termes d’amplitude et d’absurdité.
Cela pouvait aller jusqu’à 7% ou 8% dans un marché étoffé… Nous sommes en train de découvrir que c’est peut-être le double dans un marché livré aux stratégies coup de poing de quelques fonds spéculatifs — lesquels exagèrent délibérément la volatilité des cours, profitant de carnets d’ordres déserts et du comportement moutonnier des logiciels suiveurs qui pratiquent la réplication indicielle même si le mouvement initial est complètement bidon.
▪ Dans ma chronique de jeudi, je vous avais dévoilé ma plus forte conviction du moment, défendue devant l’ensemble des rédacteurs de la Chronique Agora. J’ai pris et totalement assumé le risque d’être démenti dès le lendemain par un Mario Draghi prenant ses distances par rapport à son collègue de la Bundesbank et marquant son indépendance par rapport à la politique monétaire prônée par Angela Merkel et Axel Weber (avant sa démission comme chef économiste de la BCE).
J’avais donc énoncé ce qui suit (et que vous aviez pu lire dès hier) : « j’ai beaucoup entendu ces derniers jours des stratèges de grandes banques et de sociétés de gestion affirmer que l’Allemagne allait autoriser la monétisation des dettes européennes parce qu’elle n’a pas le choix : elle attend juste que la discipline règne parmi les membres de l’Eurozone. Certains espèrent même qu’elle assouplira sa position lorsqu’une majorité de pays aura pris l’engagement formel de se conformer à la Règle d’or. Pour ma part, j’ai réaffirmé connaître par avance la réponse d’Angela Merkel : ce sera ‘NEIN‘ ! »
Et j’ai cru en effet ma position bien compromise jeudi lorsque le patron de la BCE a fait s’envoler de 1% le CAC 40, vers 3 210 points. Cela en annonçant la mise en place d’opérations de refinancement à deux et trois ans pour les banques, et en autorisant une extension de la liste des collatéraux qu’elles sont autorisées à lui offrir en garantie. Mario Draghi validait ainsi un renforcement des mesures « non-conventionnelles » d’apport de liquidités comme les apprécient les marchés.
Notez au passage que la BCE révèle que 34 banques sont venues quérir quelque 50,7 milliards de dollars auprès de ses guichets début décembre (c’est plus qu’elle n’en disposait), contre quatre banques début novembre pour un montant symbolique de 400 millions d’euros. Quand nous vous disions que « l’action cordonnée » des banques centrales mercredi dernier n’était que le camouflage d’un sauvetage en catastrophe de la BCE par la Fed !
Les marchés avaient feint de croire qu’il s’agissait d’un renforcement de la « coopération » en vue d’assurer une meilleure fluidité du marché interbancaire. En réalité, il s’en est fallu de peu que le système ne s’effondre pour la deuxième fois en trois ans… et ce fameux marché interbancaire est toujours complètement congelé au moment où j’écris ces lignes.
▪ Mais ce n’est pas ce scoop qui a glacé d’horreur les marchés et confirmé l’intégralité de mes prévisions. Mario Draghi a profité de la première question posée à l’issue de la conférence de presse pour affirmer que la BCE prohibait — comme cela figure dans ses statuts — toute monétisation de la dette.
Il écartera ensuite par trois fois le recours à toute astuce permettant de le faire de façon directe ou indirecte, sous forme de prêts bilatéraux (rachats purs et simples en réalité de dettes souveraines), d’abondement au FESF ou au MES (visant à racheter de la dette), de prêts au FMI dont l’objet serait de lui permettre d’agir comme le créancier de dernier ressort au seul profit d’émetteurs européens.
Mario Draghi a renvoyé ses interlocuteurs aux « impératifs catégoriques » du traité originel, et calqué son discours sur celui d’Angela Merkel. C’était à tel point qu’il a même fait l’apologie des préceptes de la Bundesbank, principale inspiratrice des critères devant permettre d’assurer la stabilité monétaire en Zone euro — bien avant la croissance et l’emploi que privilégie la Fed.
Les rumeurs de monétisation qui ont circulé ces derniers jours — toutes démenties par les autorités allemandes ou le FMI (mais jamais par la France ou l’Italie) — étaient donc infondées… et, comme je le supposais, fallacieuses et manipulatoires.
Toutes ces fausses pistes que s’empressaient de suivre les traders sur actions étaient donc destinées à entretenir une hausse artificielle des indices boursiers. Cela alors que les cambistes n’ont jamais pris ces mêmes rumeurs au sérieux, comme le prouvait l’absence de volatilité de l’euro depuis 10 jours.
La chute de 2,5% des indices boursiers jeudi (-2% à Wall Street) est en vérité un moindre mal.
La correction aurait pu être beaucoup plus brutale vu l’accumulation des illusions et de l’intox qui a sous-tendu les 5% ou 6% engrangés par le CAC 40 depuis le débordement du seuil pivot des 3 030 points.
▪ Au-delà du démenti cinglant opposé à toutes les rumeurs de monétisation des dettes souveraines, Mario Draghi a confirmé une prévision de croissance de 1,6% en Zone euro en 2011 (c’est déjà du passé). Elle passera à seulement +0,3% en 2012 (de nombreux pays seront en récession, dont la totalité de ceux bordant la Méditerranée) et +1,3% en 2013.
Cette prévision est évoquée avec un degré d’incertitude particulièrement élevé. En effet, elle suppose, pour se réaliser, que la crise des dettes souveraines aura été plus ou moins rapidement résolue et que la convergence fiscale et budgétaire aura été adoptée par une majorité de pays puis intégrée dans de nouveaux traités européens.
Cela prendra du temps, beaucoup de temps… et c’est une fois encore Mario Draghi qui l’affirme.
C’est carrément déprimant ! Ajoutez à cela une baisse de taux de 25 points de base (à 1%) sans aucun impact économique, et vous avez pu entendre hier certains commentateurs et traders commencer à regretter Jean-Claude Trichet, sa langue de bois, son manque de sens de l’anticipation… et son célèbre accent français.
« Super Mario » est beaucoup plus fluent en anglais… mais il a donné envie aux marchés d’éteindre leur console !