Les marchés se dirigent-ils vers un nouveau « moment Lehman » ? Les décisions prises par deux importants fonds d’investissement font retentir le signal d’alarme…
« C’est quand la mer se retire que l’on voit qui se baignait sans maillot. » La citation, attribuée à Warren Buffett, illustre parfaitement le monde virtuel dans lequel évolue la sphère financière.
Depuis plus de dix ans, la rentabilité de nombreux investissements ne tient qu’à la manière arbitraire dont est fixée leur valeur.
La sphère des cryptomonnaies et plus encore celle des NFT, à l’utilité nulle par excellence, en est bien sûr l’exemple le plus frappant. Mais il serait naïf de croire que les autres supports d’investissement sont exempts de ce phénomène de valorisation circulaire, où les prix font la valeur et réciproquement, entraînant une hausse continue des valorisations… jusqu’à la confrontation finale avec la réalité.
De violentes chutes
Or, plus celle-ci est décalée dans le temps, plus l’atterrissage est difficile. La Bourse, où la confrontation entre acheteurs et vendeurs est continue, offre parfois des sueurs froides avec des chutes de valorisation de 5%, 10% voire 25% en quelques jours. On parle alors de véritable krach.
Dans le non-coté, les corrections sont encore plus violentes. Les valorisations peuvent perdre plusieurs dizaines de pourcents entre deux levées de fonds – comme si la valeur intrinsèque de l’actif sous-jacent avait fondu d’autant entre l’instant T et l’instant T+1.
Et lorsque la baisse même des valorisations ne permet plus de réconcilier les évaluations théoriques avec les valeurs réelles, il reste au monde financier l’arme ultime : l’assèchement de la liquidité. Empêchant les transactions, elle permet d’éviter la confrontation entre flux acheteurs et flux vendeurs. Ainsi, la fixation du prix de marché n’a plus lieu et les gérants d’actifs peuvent se prévaloir de valorisations totalement arbitraires.
C’est pour cette raison que l’assèchement de la liquidité a été, rétrospectivement, considéré comme l’élément déclencheur de la crise des subprime. Non pas parce qu’on lui doit le reste du choc économique, mais parce qu’elle était un signal avancé d’une crise majeure à venir. La disparition de la liquidité n’est pas un problème macro-économique intrinsèque (sauf pour les quelques investisseurs concernés), mais le signe que la machine financière dans son ensemble est sur le point de se gripper.
Aujourd’hui, le signal d’alarme retentit à nouveau.
KKR, l’un des plus anciens et des plus importants fonds d’investissement au monde, a annoncé qu’il n’honorerait pas les demandes de retrait des actionnaires d’un de ses véhicules d’investissement pour « protéger la valeur des actifs ». Il emboîte ainsi le pas à Blackstone qui avait dû prendre des mesures similaires au mois de décembre.
Gel des participations : quand l’exception se banalise
En fin d’année dernière, Blackstone avait en effet inquiété la sphère financière en limitant les retraits de son fonds immobilier non-coté, à la tête de près de 70 Mds$ d’actifs, pour cause de retraits jugés trop importants.
Quelques jours plus tard, son fonds de crédit aux entreprises (BRCED) faisait à son tour face à des demandes de rachat dépassant le seuil de 5% des actifs sous gestion, déclenchant la clause d’illiquidité autorisant le gérant à ne pas honorer les demandes de rachat.
BREC faisait partie des success-stories de la finance. Ouvert à la classe moyenne supérieure (ses portes s’ouvraient à partir de 250 000 $ de patrimoine ou 70 000 $ de revenus annuels), il faisait miroiter aux investisseurs des gains continus en offrant un rendement de 8% sur les sommes investies. Mais, pour obtenir ce rendement hors norme, le fonds était endetté à hauteur de 100% de ses capitaux propres (50 Md$ d’actifs sous gestion pour 23,6 Md$ de valeur nette).
Impossible, dans ce contexte, d’accepter une fuite de capitaux qui aurait obligé le gérant à réaliser des actifs (c’est-à-dire les revendre) en urgence au prix du marché. Blackstone a donc pris le parti de refuser les retraits.
Fin janvier, c’est donc KKR qui en a fait de même au sujet de son fonds immobilier, KKR Real Estate Select Trust (doté de 1,6 Md$ de capitaux).
Ces dernières semaines, le fonds a subi un véritable raz-de-marée de demandes de remboursement. Les investisseurs ont tenté de récupérer plus de 8% de la valeur du fonds – bien au-delà de la limite de 5% qui autorise KKR à ne pas honorer les demandes de rachat.
Afin de « maintenir une position solide de liquidité » (sic), la direction du fonds a donc choisi de limiter ladite liquidité et de ne servir les investisseurs qu’à hauteur de 62% des rachats demandés. Billy Butcher, le PDG du fonds, a avoué faire face à « des environnements de marché incertains ».
Pour ceux qui ne maîtrisent pas la novlangue bancaire, le gérant du fonds n’a pas voulu réaliser les actifs au prix du marché pour ne pas avoir à matérialiser trop de pertes. Les investisseurs ne s’y sont pas trompés et le titre KKR cédait 5,7% en Bourse lors de la publication du communiqué.
Vers un assèchement systémique de la liquidité
Cet épisode bat en brèche l’idée selon laquelle la mésaventure de Blackstone était un événement isolé, causé par une panique ponctuelle des investisseurs chinois durant la vague de Covid qui a submergé l’Empire du milieu en fin d’année.
Si cela avait été le cas, l’événement aurait été circonscrit dans le temps, et Blackstone aurait fait office de « maillon faible » de la chaîne des fonds non-cotés. KKR, en tant que concurrent plus solide, aurait dû faire face à un afflux de liquidité et voir ses actifs sous gestion augmenter.
Or nous assistons au phénomène inverse.
Non contentes de se prolonger dans le temps, les demandes de rachat semblent bien toucher l’ensemble des gestionnaires de fonds. Leur ampleur est tout aussi inquiétante : lorsque 8% des investisseurs souhaitent retirer leur mise au même moment, c’est qu’ils perdent foi dans les actifs sous-jacents ou qu’ils ont, par ailleurs, des pertes immenses à éponger.
Gardons-nous donc bien de moquer les faillites en cascade qui touchent la sphère des prêteurs de cryptomonnaies : la même mécanique est à l’œuvre dans les fonds non-cotés. De la même manière que FTX n’était pas le canard boiteux d’une industrie vertueuse, mais simplement le premier domino à tomber, Blackstone a simplement eu la malchance d’être le premier gérant de fonds à être mis sur le devant de la scène – ses concurrents lui emboîtent déjà le pas.
Nous assistons à une course vers la liquidité inédite depuis plus de 15 ans. La dernière fois qu’elle s’est produite, les marchés n’ont été calmés que grâce à une impression monétaire d’ampleur historique.
En 2023, le contexte est bien différent. Les banques centrales sont désormais dans une phase de hausse des taux et de réduction de bilan. Il n’y aura donc pas d’argent magique pour monétiser les pertes des investisseurs qui ont parié sur des rendements trop beaux pour être vrais.
Il leur faudra apprendre à réaliser leurs pertes et matérialiser des moins-values. Pour toute une génération d’investisseurs et de gérants, l’exercice sera inédit. Et ceux qui ont poussé la confiance jusqu’à investir dans ces actifs avec levier risquent de ne pas s’en relever.