La Chronique Agora

Les spécialistes du carry trade eux au moins ne chôment pas

▪ La montagne de suspense a accouché d’une souris. Les chiffres de l’emploi d’octobre aux Etats-Unis, les plus attendus depuis huit jours, sont à première vue si mauvais que la stabilité des marchés en clôture vendredi — et même la légère progression de Wall Street à mi-séance — apparaissait pour le moins paradoxale.

Le CAC 40 s’est effrité de 0,04%, c’est-à-dire de pratiquement rien, et il a repris 2,75% sur la semaine écoulée — après avoir testé mardi dernier les 3 550 points.

La volatilité hebdomadaire reste élevée : elle a atteint 5% entre le plancher de mardi et le zénith inscrit jeudi à 3 728 points. Elle traduit l’affrontement de deux forces antagonistes qui prennent tour à tour le dessus, alors que la pression haussière régnait sans partage jusqu’à la mi-octobre.

▪ La résilience des indices boursiers cette semaine trouve sa source dans un élément technique de toute première importance : le dollar. Le billet vert a reperdu jusqu’à -1,5% entre lundi matin et vendredi après-midi.

Son évolution en montagnes russes vendredi dernier explique un scénario boursier des plus improbables. Après avoir grimpé jusque vers 1,4820 euro lors de la publication d’un taux de chômage record de 10,2% aux Etats-Unis — reflétant la désillusion de ceux qui espéraient une véritable embellie sur le front de l’emploi –, il s’est ensuite replié sous les 1,4905 euro vers 16h. Un repli qui a fait remonter les places européennes de -1,2% jusque vers +0,35% en moyenne.

La hausse du dollar résulte en effet d’un phénomène de stress sur les marchés. Lorsque les opérateurs sont euphoriques, l’euro se remet à grimper. Lorsqu’ils doutent, ils soldent par prudence leurs ventes à découvert sur le dollar et encaissent leurs profits sur les autres devises.

▪ Les indices boursiers avaient beaucoup progressé jeudi dernier grâce à un bon chiffre hebdomadaire concernant le marché du travail fin octobre. Les espoirs de voir les destructions d’emplois ralentir significativement en octobre sont déçus car l’économie américaine a perdu 190 000 jobs supplémentaires, ce qui porte le total à -7,3 millions depuis le début de la récession, le pire score en 26 ans.

Le département du Travail révèle par ailleurs un bond de 0,4% du taux de chômage — son niveau le plus élevé depuis avril 1983.

En incluant les salariés sous-employés ou effectuant des durées inférieures à un mi-temps, le taux grimpe à 17,5% (au plus haut depuis 1995). En rajoutant les 3% de chômeurs qui ne figurent plus sur aucune liste officielle, la barre des 20% est allègrement franchie.

La seule bonne nouvelle est que le nombre moyen d’heures travaillées reste stable à 33 heures (et 39 heures dans l’industrie) tandis que le secteur de l’intérim recommence à recruter (+34 000).

La masse salariale se contracte marginalement de -0,2% après -0,8% en septembre.

Le principal aspect "positif" de tels chiffres, c’est que le loyer de l’argent devrait demeurer ‘très bas, très longtemps" – c’est la nouvelle formule qui euphorise Wall Street. Cette anticipation a, semble-t-il propulsé l’or vers un nouveau record de 1 103 $ l’once.

▪ Cela se confirme jour après jour : l’évolution des indices boursiers des matières premières ne dépend que du dollar, rien que du dollar. La corrélation ne se vérifie pas sur la base de données quotidienne, ni même horaire : c’est à la minute près — pire même, à la seconde !

C’est une relation mécanique totalement ubuesque qui démontre que les marchés ne sont gouvernés que par la liquidité et non par un quelconque raisonnement économique inspiré du plus élémentaire bon sens.

L’"opinion" des investisseurs concernant la rentabilité future des entreprises n’a en fait aucune importance. Tout ce qui compte, c’est l’évolution de la masse d’argent disponible pour spéculer. Et cette dernière dépend du carry trade, autrement dit de la possibilité de vendre le dollar à découvert pour acheter n’importe quelle autre classe d’actif de substitution.

Plus les statistiques américaines sont mauvaises, plus il y a de chômage (c’est le cas), plus les consommateurs capitulent (les ventes de détail sont en recul de 3,2% en 2009), plus le nombre d’emprunteurs en difficulté augmente (les faillites personnelles sont en hausse de 8,9% par rapport à septembre et de 27,9% sur un an), plus le dollar chute… et plus Wall Street monte !

Ce n’est certainement pas un hasard si General Electric (+5,5%) servait de locomotive à Wall Street au cours des premiers échanges ce vendredi. C’est par excellence le genre de titre qui a tout à gagner de l’affaiblissement graduel du billet vert. Un trou d’air ponctuel — en direction des 1,5 euro par exemple — reste typiquement une aubaine dont GE tire aussitôt le meilleur parti, même si le niveau des ventes demeure globalement anémique.

▪ Cette logique tordue, ces comportements malsains ont été de nouveau encouragés cette semaine par la Fed qui n’a même pas évoqué l’émergence de conditions l’invitant à envisager de réabsorber quelques liquidités. L’argent va donc continuer à ne s’investir que là où les effets de levier offrent les meilleurs rendements, sans le moindre risque apparent dans l’immédiat.

Rien n’est plus juteux que d’emprunter du dollar à 0% pour le placer instantanément là où il rapporte 3,5% ou plus… c’est-à-dire hors des Etats-Unis. Il devient ainsi hors de portée de ceux qui en ont le plus besoin, sinon à des taux voisins de 20% sur le crédit revolving. Le taux de défaut s’étage de 7,5% à 13,5% selon les différents établissements bancaires, lesquels préfèrent réduire la voilure plutôt que de voir se multiplier les sinistres.

La complicité objective de la Fed dans le mécanisme du carry trade n’est plus à démontrer. Elle a de nouveau fait un cadeau royal aux marchés en leur donnant le feu vert mercredi soir pour laminer le dollar et priver l’économie réelle des capitaux qui pourraient soutenir des projets d’avenir et la croissance.

Comme nous l’avons expliqué à de nombreuses reprises, Wall Street redoute plus que tout une véritable embellie économique et préfère de très loin parier sur un scénario en U… et même — en poussant le cynisme encore plus loin — , sur une reprise en W. Une rechute du PIB au quatrième trimestre 2009 puis au premier semestre 2010, ce serait l’assurance d’une poursuite des mesures monétaires non conventionnelles : assouplissement quantitatif et monétisation de la dette américaine… ou si vous préférez, impression massive de monnaie de singe.

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