La Chronique Agora

Le moral de Wall Street devient aussi sombre qu’une plage de Louisiane

▪ La question « après la Grèce, à qui le tour ? », posée avec insistance dans nos chroniques dès la mi-janvier, faisait au mieux grincer quelques dents… Mais elle nous a surtout valu des commentaires acerbes du type : « ne comprenez-vous pas que les marchés ont déjà intégré cette menace et que rien ne saurait désormais les empêcher de s’envoler en direction de leurs sommets de l’automne 2007 ? »

Ce à quoi nous rétorquions que la hausse surréaliste des indices boursiers résultait d’une formidable entreprise de manipulation des cours et d’une campagne de désinformation savamment orchestrée par une poignée d’institutionnels au pouvoir d’influence hégémonique. Certains d’entre eux se sont d’ailleurs fait une spécialité de créer des bulles d’actifs en exploitant l’aveuglement et la paresse intellectuelle des suiveurs de tendance systématiques afin de prendre des paris contraires et de ramasser plusieurs fois la mise.

Ce genre de tromperie n’est pas formellement illégal… il contrevient simplement à l’éthique, d’après le système de défense que les hauts dirigeants de Goldman Sachs ont choisi d’adopter suite au déclenchement d’une série d’enquêtes pour fraude et manquement au devoir d’informer la clientèle.

Lorsque des études délibérément mensongères sont exhibées (comme lors de la faillite d’Enron ou de la star déchue de la net-économie Webvan), la crème de l’élite des analystes financiers de Wall Street plaide la simple erreur de jugement. Pourtant, dans le même temps, nombre de leurs collègues s’enrichissaient démesurément en prenant des positions vendeuses sur ces mêmes dossiers qualifiés de « pourris » dans des e-mails échangés en interne.

Et si les investigations finissent par révéler trop d’éléments susceptibles de faire la lumière sur toute une série de pratiques douteuses et d’entacher la réputation de la firme faisant l’objet de multiples dépôts de plaintes… les avocats s’empressent de conclure une transaction financière avec la justice.

Cela suffit le plus souvent à faire cesser les poursuites, moyennant une indemnisation symbolique des victimes et une amende qui s’apparente à une « opération pièces jaunes » en regard des profits engrangés initialement.

▪ L’hypothèse de la faillite de la Grèce ne semble plus faire de mystère pour personne. Au passage, ce serait une excellente nouvelle pour Angela Merkel — et tous les prêteurs qui se sont engagés en faveur du plan de soutien — puisque le versement des sommes promises serait alors immédiatement stoppé. En tout cas, les spéculateurs vont pouvoir s’en donner à coeur joie en faisant courir les rumeurs les plus alarmantes concernant des pays comme le Portugal mais aussi et surtout l’Espagne.

Le spectre des défauts de paiement en cascade, aboutissant à l’éclatement de la Zone euro, s’impose désormais comme la préoccupation première des marchés. Ces derniers avaient occulté jusqu’à la dernière extrémité le problème du surendettement et de la dégradation des finances des Etats depuis 18 mois.

Les investisseurs se rassuraient en arguant que si les indices boursiers montaient irréversiblement, c’était que ce genre de problème ne constituait pas une menace réelle. Ils refusaient d’envisager que ceux qui s’attaquaient à la Grèce tout en préparant une offensive majeure — et peut-être décisive — contre l’euro étaient les mêmes qui tiraient les cours afin d’induire une confiance totalement artificielle… mais jamais remise en cause en vertu du principe selon lequel le marché a toujours raison.

▪ Le marché avait eu tort en 2007 en s’éprenant du mythe selon lequel la crise des subprime ne présentait aucun caractère contagieux. La tentation était forte de faire croire que le transfert des dettes pourries du secteur privé vers le bilan des banques centrales (et les contribuables) avait neutralisé leur caractère nocif.

Un déferlement d’argent créé ex-nihilo (encore de la dette s’ajoutant à la dette) devait achever d’entretenir l’illusion d’une sortie de crise — tout en enrichissant sans risque les banquiers inspirateurs de la combine — et discréditer tous ceux qui criaient à l’escroquerie.

On a refusé de prendre en compte des vérités qui dérangeaient depuis fin novembre/début décembre 2009 (effondrement du secteur immobilier à Dubaï, dégradation de la dette émise par Athènes). A cela succède désormais la crainte incoercible de voir la faillite de la Grèce sonner le glas d’une Europe conçue d’après les standards allemands et qui s’est interdit de mettre au point des mécanismes d’ajustements structurels au cas où de fortes disparités économiques — liés à des facteurs aléatoires — mettraient en difficulté certains de ses membres.

▪ En quelques jours, l’état d’esprit général a basculé du tout au tout, de la confiance la plus béate à la perte de confiance la plus radicale. Rien ne semble plus pouvoir rassurer les places européennes.

La meilleure preuve nous est fournie par cette rumeur d’une demande d’aide au FMI de la part de l’Espagne. Tous les démentis du monde ne parviennent plus à convaincre les marchés de la capacité de Madrid à se tirer d’affaire si la spéculation commençait à s’attaquer aux bons du Trésor espagnol ; les investisseurs privés — banques et assurances — cesseraient de souscrire aux prochaines émissions et tenteraient de liquider dans l’urgence les emprunts qu’ils détiennent encore, de peur de voir leur notation dégradée de façon imminente.

Madrid a dévissé de 5,4% dans le sillage de Banco Santander et BBVA (-7% à -7,5%). Les places de l’Eurozone ont dégringolé de 3,55% en moyenne (Euro-Stoxx 50), sans oublier le plongeon de 4,7% de la Bourse de Milan.

Paris chutait de 3,55%, avec 100% de titres du CAC 40 en repli. L’indice hexagonal se retrouve au plus bas depuis le 28 février dernier, le gap des 3 710 points étant largement comblé : le CAC 40 a clôturé à 3 690 points — la cassure du support oblique des 3 800 est sans équivoque.

La monnaie unique — dont Joseph Stiglitz évoque la possible disparition si l’Europe ne parvient pas à résoudre ses problèmes politiques — subit de nouvelles attaques. L’euro dévisse de 1,3% sous les 1,301 $.

Pour ne rien arranger, les ventes de détail auraient chuté de 2,4% en Allemagne au mois de mars et les ventes d’automobiles de 32% en avril.

▪ Outre-Atlantique cette fois-ci, ce sont les commandes à l’industrie qui ont curieusement rechuté de 1,3% en mars, après une hausse de 1,1% en février (hors défense, elles se sont contractées de 1,2%).

La seule bonne surprise du jour aurait pu résider dans la hausse de 5,3% des promesses de ventes dans le secteur immobilier américain au mois de mars… Malheureusement, il s’agit d’une embellie essentiellement technique et ponctuelle avant suppression de la prime fiscale de 8 000 $.

Les adhérents de la NAR (National Association of Realtors) ne se font pas d’illusions : « dans les mois qui vont suivre l’expiration du crédit d’impôt, nous attendons des ventes sensiblement plus faibles ».

Rien n’est venu tempérer la soudaine prise de conscience de la gravité du problème de surendettement des pays d’Europe du Sud — qui ne semblent plus avoir le choix qu’entre rigueur suicidaire et défaut de paiement. Wall Street a subi sa plus lourde correction depuis début février… et encore, les indices US n’ont pas fini au plus bas du jour comme cela fut le cas en Europe.

Le Dow Jones Industrial Average a chuté de 2% (ou 225 points) et enfoncé le palier des 11 000 points, à 10 926,8 points. Le Standard & Poor’s 500 a décroché de 2,38%, à 1 173,6 points. C’est le Nasdaq 100 qui subit le plus fort recul (-3,1%)… avec 99 composantes en repli — et, à la clé, l’enfoncement du palier psychologique des 2 000 points, à 1 969 points, après avoir testé au plus bas 1 955, soit son plancher du 31 mars dernier.

Parmi les 30 valeurs composant le Dow Jones, 27 ont fini en baisse, avec des dégagements appuyés sur les industrielles cycliques. La chute de 1,5% de l’euro sous les 1,30 $ (à 1,2985 $) pourrait affecter encore plus durement les exportateurs, qui constituent le gros des effectifs des 100 premières capitalisations américaines.

Par ricochet, le rebond symétrique du dollar provoque une lourde correction du baril de pétrole (-4% sur le NYMEX). Il s’enfonce sous les 83 $ et jusque vers 82,4 $… Les valeurs pétrolières entament quant à elles une correction sur fond de marée noire dans le golfe du Mexique, et cela risque de peser durablement sur les indices américains.

Le moral des investisseurs commence à devenir aussi sombre et gluant qu’une plage mazoutée de la Louisiane !

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