** Les détails de la séance historique de vendredi vous sont connus. Le film de cette journée catastrophe s’étale aussi bien à la une de Paris-Turf que du Figaro, des journaux télévisés de type France 3 Régions comme du "spécial crise" de BFM TV.
Des consultants fraîchement initiés aux subtilités des marchés dérivés viennent livrer leurs conclusions définitives concernant des indices de la peur (VIX) parvenus à des niveaux jamais observés ou des taux interbancaires reflétant l’imminence d’un krach systémique généralisé. Au-delà du cri d’horreur unanime — le même que celui poussé par les marchés la semaine passée –, ce qui ressort de ce chaos, c’est l’appel à une réaction coordonnée des 20 plus grandes puissances économiques de la planète.
Après 50 ans de chacun pour soi — au sein même des 15 pays constitutifs de l’Eurogroupe, sans parler de francs-tireurs impénitents comme la Grande-Bretagne, l’Irlande, le Danemark et les pays nordiques… voilà que soudain émerge l’espoir d’une "union sacrée" salutaire face à la crise, symbolisée par la juxtaposition d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy au pied de la croix de Lorraine à Colombey-les-Deux-Eglises (c’était à l’occasion du cinquantenaire de la réconciliation franco-allemande).
Voulant réaffirmer la belle harmonie du couple, le chef de l’Etat nous a offert cette vibrante envolée lyrique : "l’Europe, bousculée par une crise sans précédent qui s’abat sur le monde, ne gardera son unité et ne sera capable d’agir que si la France et l’Allemagne travaillent ensemble dans la confiance la plus totale et dans l’amitié la plus exemplaire".
"Alors qu’un monde nouveau s’apprête à naître sous nos yeux, issu des bouleversements en cours, il va falloir repenser beaucoup de nos politiques : la leçon du gaullisme est plus que jamais d’actualité".
Vous savez ce qui énerve par-dessus tout nos partenaires européens ? C’est justement cette prétention récurrente de la France et de l’Allemagne à s’ériger en exemples et en meneurs pour le reste des pays du Vieux Continent… alors que si l’on analyse les commentaires de notre président et de la chancelière au cours des 15 derniers jours de crise, il apparaît évident qu’ils ne sont d’accord à peu près sur rien, à commencer par le diagnostic sur la fragilité du système et la manière de venir en aide aux institutions financières.
Pensez-vous que le sommet de Paris soit le reflet d’une quelconque unanimité des points de vue et d’une cordiale fraternité des chefs de gouvernement ? Nicolas Sarkozy a administré une volée de bois vert au Premier ministre belge pour en avoir trop dit — et trop tôt — au sujet des propositions françaises de sauvetage du système bancaire en Europe. N’oublions pas la formidable bourde du ministre belge de l’énergie, Paul Magnette, mercredi dernier au sujet de la régulation des tarifs du gaz et de l’électricité qui provoquèrent l’effondrement de 35% à 40% de GDF Suez en trois séances.
Belle cacophonie… A notre avis, passé les annonces du week-end destinées à rassurer les marchés sur un plan technique, il ne faudra pas attendre longtemps avant que les premières dissensions intra-européennes concernant le financement des mesures de sauvegarde du système ne trahissent les profondes divisions qui existaient déjà avant le krach du 3 au 10 octobre. Commençons par les critères de Maastricht : les 3% de déficit, faut-il les mettre entre parenthèses temporairement ou faut-il refondre ce carcan qui nous enferme psychologiquement puis économiquement ? Qu’en pense Jean-Claude Trichet ?
** La grande muette, depuis la faillite de Lehman et le début de l’effondrement du système bancaire américain, c’est la BCE ! Tout d’un coup, elle cesse de marteler que l’euro constitue le bouclier contre l’inflation, la déflation, les déficits, la dérive des salaires, la désintégration de l’épargne, les maux d’estomac, l’obésité, l’anorexie et les crises de mélancolie.
Pas plus la BCE que le G7 ne sont capables aujourd’hui de prédire si les cinq prochaines années, qui seront nécessaire pour purger l’essentiel des séquelles financières de la crise actuelle, seront déflationnistes (scénario à la japonaise post-90) ou inflationnistes (scénario à l’américaine du milieu des années 70).
De toute façon, le combat pour "l’ancrage des pressions inflationnistes" était soit sans objet — si le prix des actifs doit se contracter durablement, ce qui paraît assez certain en ce qui concerne l’immobilier et les actions de part et d’autre de l’Atlantique… soit inutile si les Etats-Unis décident de réduire leur endettement via un nouveau cycle d’expansion monétaire ; un jeu si dangereux que nous doutons qu’ils prennent ce risque, vu le peu de crédit dont dispose encore le dollar après le constat de l’impuissance de la Fed à restaurer la confiance dans le système.
** Mais alors, nous objecterez-vous, pourquoi le dollar est-il parvenu à reprendre 15% depuis la mi-juillet si les Etats-Unis sont à ce point laminés économiquement (et diplomatiquement) ? Comment une telle perte historique de leadership peut-elle se traduire par une remontée du billet au niveau qui était le sien lorsque le Dow Jones flirtait avec les 14 000 points (son zénith historique) en septembre 2007 ?
L’explication qui nous est venue à l’esprit au début du mois d’août dernier faisait froid dans le dos. Aujourd’hui encore, elle témoigne de la gravité de la situation : face à la débâcle des plus grandes institutions financières des Etats-Unis, la seule solution consistait — y compris jusqu’à ce vendredi 10 octobre — à revendre les actifs détenus dans tous les pays dont la devise venait de prendre 30%, 40% ou 50% face au dollar.
Dans le vaste mouvement de liquidation des positions spéculatives amorcé à la mi-juillet, le pétrole à 148 $ est également apparu comme une cible de choix ; ce fut ensuite au tour du cuivre, du nickel, de l’argent métal, des céréales, etc. Même l’or a rechuté vers 725 $ avant de bondir vendredi dernier jusque vers 930 $… pour repasser quelques heures plus tard à 830 $ environ (ne serait-ce pas la plus violente correction des 50 dernières années subie par le métal précieux en une demi-séance ?).
Il ne va pas falloir attendre très longtemps avant que les Etats-Unis se retrouvent de nouveau sur le banc des accusés. Le président du G20, le Brésilien Guido Mantega, estime que face à l’absence de liquidités auquel ils se retrouvent confrontés, les fonds d’investissement anglo-saxons soldent leurs positions dans l’urgence pour combler les trous aux Etats-Unis via la City londonienne.
La perte de valeur des couvertures en titres entraîne encore plus de ventes de titres (ce que les spécialistes appellent le de-leveraging). Les ventes informatisées liées à des cassures de seuil font le reste : le marché perd sa capacité à fixer des prix, lesquels ne sont plus que le reflet de l’épaisseur des carnets d’ordre.
** Dans ce genre d’environnement technique, aucune bonne nouvelle ne peut endiguer la spirale baissière. Nous en avons eu la preuve vendredi dernier avec le déficit commercial américain, qui s’est contracté à 59 milliards de dollars tandis que les prix à l’importation chutaient de 3% dans le sillage des matières premières (le pétrole perdait 7% à 80$ le baril à la clôture des transactions à Londres).
Les économistes ont aussitôt décrété que ces chiffres prouvaient la gravité du ralentissement économique aux Etats-Unis au mois de septembre ; il faudrait revoir nettement à la baisse les prévisions de croissance pour le second semestre 2008 et probablement 2009, comme l’avait fait General Electric 15 jours auparavant en anticipation de la publication officielle des résultats ce vendredi 10 octobre.
Le titre a chuté de 3% dès l’ouverture… avant de reprendre 12% en moins d’une heure, puis d’en reperdre autant à une heure de la clôture (second test des 18,40 $). C’est alors qu’est survenu l’impensable : un rebond de 10% en une demi-heure puis de 17% au total au cours de la dernière heure (gain final de 13% à 21,5 $).
Vous pensiez que 44% de variation en valeur absolue une seule séance, c’est un coup de folie qui n’affecte que quelques rares penny stocks les jours où les rumeurs et les démentis font rage ? Erreur : General Electric a constitué vendredi un reflet du comportement de l’ensemble des marchés américains. Prenez le Dow Jones par exemple… il a varié de 36% en valeur absolue en l’espace de sept heures ! Le précédent record de volatilité intraday datait tout naturellement du 19 octobre 1987 avec -22,6% : rajoutez 50% en plus et vous êtes encore très loin de ce que Wall Street à enregistré le vendredi 10 octobre !
Après -25% cumulés en cinq séances (au plus bas vendredi à 3 050) par le CAC 40, il y a deux scénarios possibles : soit une reprise technique de 5% ou 6% qui avorte rapidement avec la poursuite des ventes forcées exécutées dans l’urgence des appels de marge par des fonds d’investissement à l’agonie… soit un rebond proportionnel aux pertes de la semaine passée.
Pour faire simple, imaginez que le CAC 40, vaguement inquiet au sujet des profits réalisés au troisième trimestre, ait perdu 2,25% d’un vendredi sur l’autre. Imaginez qu’il se rassure ce lundi avec les trimestriels de LVMH (qui maintient ses objectifs 2008) et gagne 1,5%. Eh bien maintenant, vous n’avez qu’à multiplier ces écarts par 10 et vous obtenez un scénario assez crédible de ce qui pourrait se passer (dans un sens comme dans l’autre) au cours des 24 prochaines heures !
Philippe Béchade,
Paris