La Chronique Agora

La logique des marchés demeure un motif de perpétuel émerveillement

▪ La mécanique du carry trade est repartie de plus belle au lendemain du statu quo monétaire de la Fed. Ben Bernanke n’a pas dévoilé un seul élément nouveau pouvant inciter les cambistes à anticiper la prochaine mise en oeuvre d’une "stratégie de sortie de crise" qui équivaudrait à une réabsorption des liquidités en excédent. Et pourtant elles concourent à la formation d’une cascade de nouvelles bulles spéculatives.

La plupart des économistes s’accordent aujourd’hui sur le fait que les milliers de milliards de dollars injectés dans le système financier il y a un an sont littéralement confisqués par les brasseurs d’argent et n’irriguent qu’au compte-goutte l’économie réelle.

La Fed continue de faire comme si elle était dupe alors que la croissance des bonus (+40% en 2009) est inversement proportionnelle (par un facteur 10, c’est historique) à celle de l’emploi et de la consommation des ménages.

Si le PIB américain a rebondi, ce n’est pas parce que les banques ont rouvert les vannes du crédit mais bien parce que le Pentagone et les diverses agences qui veillent sur la sécurité nationale ont continué de dépenser sans compter, avec la bénédiction du Congrès et de la Maison Blanche.

Les opérations de soutien au secteur automobile ou aux achats de biens immobiliers ne constituent que des injections ponctuelles d’adrénaline directement dans le coeur du système économique. Mais dès que les effets se dissipent, le pouls de la croissance redevient extrêmement faible.

Le département du Commerce ne trompe personne en tapotant en cadence sur le stéthoscope — et en révisant par exemple le mode de calcul du PIB — pour faire croire que le malade possède un coeur de jeune homme prêt à se relever pour aller courir un marathon.

▪ Wall Street fait mine d’y croire, le coup de blues de mercredi soir est oublié et les indices américains — attendus en progression de 0,6% — n’ont pas tardé à déjouer une nouvelle fois tous les pronostics. Ils ont gagné d’entrée de jeu 1% puis 2% (en moyenne) au bout d’une heure de cotations, avec un Dow Jones qui tutoyait les 10 000 points et un Nasdaq grimpant de 2,4% à la mi-séance.

Les chiffres du jour ont certes été bons aux Etats-Unis, mais ils ne l’étaient guère en Europe hier matin — les opérateurs se sont empressés de l’oublier. La réaction euphorique des places européennes à des éléments extérieurs laisse songeur…

Elles ont en effet repris 3% sur les plus-bas du jour — ce genre d’écart en intraday n’est pas banal. Ce n’est certainement pas le statu quo de la Banque d’Angleterre et de la BCE qui ont pu doper de la sorte les cours de Bourse après un repli initial de 1,5%.

Le CAC 40 est ainsi repassé en moins de cinq heures de cotations de 3 617 points à 3 728 points avant d’en terminer sur une hausse confortable de 1,05% à 3 708 points. L’Euro-Stoxx 50 affichait d’ailleurs une performance parfaitement identique.

L’ampleur du mouvement s’expliquait cependant en fin d’après-midi par l’ajout du "facteur dollar". En effet, le billet vert rechutait en fin d’après-midi sous les 1,49 euro.

C’est la preuve que les marchés parient de nouveau sur la persistance d’une surabondance des liquidités durant de longs mois encore. Ce qui permet de réactiver les mécanismes du carry trade : avec une vente de dollars à découvert et des achats de toutes les autres classes d’actifs offrant une meilleure rentabilité (matières premières, portefeuilles boursiers, junk bonds, etc.).

Les opérateurs interrogés en direct depuis Wall Street affirmaient que leur optimisme s’alimentait d’abord de la contraction du chômage. Il a en effet chuté de 20 000 en données hebdomadaires fin octobre, au plus bas depuis janvier avec un total de 512 000. Des chiffres qui semblent de bon augure à la veille des chiffres officiels de l’emploi publiés cet après-midi.

▪ Il est difficile de ne pas écarquiller les yeux en découvrant la spectaculaire hausse de la productivité américaine au troisième trimestre 2009. Hors secteur agricole, elle a crû à un rythme annualisé à peine concevable de 9,5% aux Etats-Unis, alors que les analystes attendaient en général une hausse de l’ordre de 7%.

Illustrant le principe du do more with less, cette progression étourdissante s’explique par une chute de 5% du nombre d’heures travaillées alors que la production a augmenté de 4%. Cela signifie que la masse salariale distribuée se contracte fortement, ce qui risque de peser sur la consommation — un phénomène qui affecte la plupart des pays développés.

De ce côté-ci de l’Atlantique, les derniers chiffres d’Eurostat parus jeudi matin révèlent que le volume des ventes du commerce de détail a fondu de 0,7% en septembre 2009 dans la Zone euro et de 0,4% dans l’Union européenne. Sur les 12 derniers mois, l’indice des ventes de détail a reculé de 3,6% dans la Zone euro et de 2,5% dans l’UE.

Vous conclurez qu’il n’y a pas de quoi se réjouir et que rien de tout cela ne préfigure une véritable reprise économique en V ! Même Jean-Claude Trichet — qui se voulait un peu plus optimiste au sujet de la conjoncture lors de la conférence de presse tenue hier — évite soigneusement de laisser penser qu’un tel scénario constitue une hypothèse de travail pour ses collègues de la BCE.

Il n’a pas manqué en revanche de souligner que l’activité sur les marchés semblait se normaliser. Les échanges interbancaires ont retrouvé une bonne fluidité, la confiance semble revenue et le risque d’une nouvelle crise systémique comparable à celle de l’automne 2008 apparaît plus qu’improbable.

Il aurait fallu qu’il ajoute : tant que la Fed maintiendra le robinet des liquidités grand ouvert !

▪ Et c’est là que ressurgit ce paradoxe qui ne cesse d’interpeller l’épargnant/contribuable sur le dos duquel tout semble reposer. Le marché redoute plus que tout au monde la matérialisation des premiers signes d’embellie sur le front de l’emploi et de la consommation car cela annoncerait la fin de l’argent gratuit. A moins que la Fed ne décide de provoquer ouvertement la Chine en donnant le feu vert aux marchés pour qu’ils se livrent à un massacre en règle du dollar, ce qui serait terriblement dangereux.

C’est ainsi que Wall Street et les places européennes ont continué de grimper cet été en dépit de signaux contradictoires. La presse et les opérateurs interrogés mettaient l’accent sur les "bonnes nouvelles économiques" mais les indices ne grimpaient jamais autant que lorsqu’un chiffre pourri venait se glisser au milieu de chiffres plus encourageants.

Wall Street veut bien d’une "reprise" mais à condition qu’elle soit laborieuse, fragile et surtout très lente. Infiniment lente de telle sorte que l’argent demeure gratuit le plus longtemps possible, afin aussi que les spéculations tous azimuts alimentées par les flux financiers dégagés via le carry trade puissent se dérouler dans des conditions de visibilité optimales.

Le pari sur une amélioration de la conjoncture n’est qu’un alibi. Les marchés espèrent tout le contraire, à l’image de ces patients qui après un grave accident deviennent accros aux antidouleur. Leur seule crainte est que leur médecin — ou le bon docteur Bernanke — leur annonce un beau jour une guérison complète et l’arrêt de leur traitement.

D’ailleurs, à part Warren Buffet, qui vient de s’acheter un réseau ferré pour 44 milliards de dollars, aucun financier de Wall Street n’investit ses excédents de cash dans "l’économie réelle".C’est bien trop aléatoire, beaucoup trop long et très mal vu de la part des agences de notations.

La preuve, Berkshire Hathaway risque de perdre sa notation triple A suite au rachat de la compagnie de chemin de fer Burlington Northern Santa Fe. Encore une preuve que la logique des marchés déraille !

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