Les changements brusques dans les stratégies de la Fed révélées par le discours de Jerome Powell ont un potentiel évident de déclenchement d’une dynamique de krach.
Depuis plusieurs décennies, la politique monétaire est « market dependant », ce qui signifie qu’elle est dépendante des marchés boursiers. Elle doit les protéger après qu’elle les ait utilisés pour créer un effet de richesse fictif.
Au cours des dernières décennies, les Bourses se sont réjouies d’être au centre de l’univers de la politique monétaire.
Cette position centrale est mal adaptée au contexte inflationniste du nouveau cycle.
Il y a antagonisme entre vouloir maintenir un effet de richesse, protéger les bilans des institutions financières, solvabiliser les dettes accumulées et lutter contre l’inflation des prix des biens et des services.
Accepter le chaos
Le discours de Powell prétend suggérer un changement capital dans la doctrine qui sous-tend la politique monétaire. En somme, « la Fed est obsédée par l’inflation et les marchés devront simplement apprendre à vivre avec ».
Powell veut nous faire croire qu’il ramène la Réserve fédérale vers une action de banque centrale plus traditionnelle.
Je prétends que c’est impossible sans accepter le chaos. Je prétends que si Powell et ses acolytes sont de bonne foi – ce qui n’est pas garanti –, c’est parce qu’ils ne connaissent pas le système qu’ils ont créé. Ils ne connaissent pas le système de la « Great Experiment », le monstre qu’ils ont engendré.
C’est parce qu’ils n’ont rien compris aux causes, aux origines, aux conséquences de la financiarisation qu’ils pensent que le système peut revenir à l’orthodoxie, qu’il peut se sortir indemne d’un arrêt de la production de conditions financières surabondantes.
Bernanke a proclamé en 2013 que la Fed « repousserait le resserrement des conditions financières. »
Ce n’est pas de gaieté de cœur que Bernanke a fait cette concession, au contraire. Il a fait cette concession aux marchés parce que la Fed a dû se rendre à l’évidence : elle s’était trompée.
Nécessité ou choix
La politique de la Fed au cours des années qui ont suivi la crise de 2008 a été fondée sur l’espoir que la reprise économique serait forte et que l’on rejoindrait les tendances antérieures. La croissance économique, les profits, la rentabilité allaient être assez forts pour servir de relais à la politique de taux bas. Certes, les taux allaient monter mais, en contrepartie, les profits allaient se gonfler, le facteur risque allait se réduire, les primes de risque se contracter et donc la valeur des actifs financiers allait pouvoir être maintenue sans accident.
C’est parce que les jeunes pousses, les « green shoots » de Bernanke, ont pourri sur place que la croissance n’est pas repartie et que la Fed a été obligée de poursuivre sa politique de surabondance monétaire. Ce ne fut pas un choix, mais une nécessité pour éviter la rechute du type 2008.
Il a fallu s’enfoncer irrémédiablement dans la financiarisation, dans la surévaluation des actifs, parfaitement symbolisée par l’explosion des buybacks et des opérations financières parasites, le private equity et les fusions-acquisitions.
Les marchés ont de plus en plus cru que les filets de sécurité du marché étaient formellement ancrés dans la doctrine contemporaine des banques centrales. Et ils ont eu à la fois tort et raison. Tort car cela n’était conscient chez les régulateurs, raison parce que c’était devenu une nécessité ancrée dans les modes de fonctionnement du nouveau système.
Cela s’est certainement cristallisé lorsque la Fed a renforcé à plusieurs reprises les mesures de relance jusqu’à ce que les marchés s’inversent à la hausse en mars 2020.
Nouvelle ambiguïté
Le « Fed put » ne peut pas être abandonné, il est partie intégrante du système, c’est une pièce maitresse de l’agencement de la financiarisation : il faut que la liquidité soit toujours garantie pour éviter la catastrophe en chaine de la chute de solvabilité.
Simplement le prix d’exercice, c’est dire la tolérance à la baisse, peut être déplacé !
Le discours de Powell à Jackson Hole confirme la nouvelle ambiguïté du soutien du marché de la Réserve fédérale.
La Fed a fonctionné pendant des années sur la base de l’idée qu’il était avantageux de préempter, de s’attaquer tôt à l’instabilité du marché et de l’économie. A partir du milieu des années 1960, un courant de pensée s’est développé pour combattre cette idée d’actions préemptives de la Fed. Ce courant a définitivement gagné avec l’idéologue Greenspan. Le Maestro a considéré que l’on ne devait pas préempter mais nettoyer après les accidents.
Bernanke, soi-disant fin connaisseur de la crise de 1929 (!) a poussé la logique Greenspan jusqu’à son terme : il a encouragé la hausse des prix des actifs en garantissant en 2013 que la Fed « repousserait le resserrement des conditions financières ».
Le terme de « repousser » de Bernanke visait clairement à devancer le développement du tumulte désordonné du marché. Powell a commencé son mandat avec des marchés agités exigeant – et recevant – leur aliment haussier sous forme de crédit, de rachats de dettes, de promesses que cela allait continuer.
Le discours actuel de Powell doit simplement être interprété comme le relèvement par la Fed du seuil d’instabilité acceptable pour les marchés.
La fragilité endogène est plus grande que ne le pense Powell : il a lui-même favorisé instabilité et la spéculation, le papier est mal classé, les mains sont faibles et les convictions hésitantes. Le rallye des deux derniers mois a engendré des vulnérabilités aiguës. Les couvertures/hedges de marché ont été dénouées ou ont tout simplement expiré. A force de dribbler les marchés, la Fed a produit de la vulnérabilité !
Une récente vague de rachats de découvert a forcé le dénouement des positions shorts. La communauté mondiale des spéculateurs à effet de levier a été forcée de monter en catastrophe, de sauter dans le train du rally. Tout cela crée un marché susceptible de trous, de gaps. La trappe est ouverte, comme dirait Hussman ! Les changements brusques dans les stratégies ont un potentiel évident de déclenchement d’une dynamique de krach.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]