Parmi les responsables qui condamnent aujourd’hui les politiques des banquiers centraux, nombreux étaient pourtant parmi les premiers à bénéficier des injections de liquidité massives…
Nous avons souvent écrit, depuis une dizaine d’années, sur l’irresponsabilité des banques centrales. Cet article ne sera pas un de plus pour analyser les effets pervers des politiques monétaires inutilement ultra-accommodantes menées depuis 2009, voire encore avant.
Nous souhaitons plutôt évoquer ici l’hypocrisie – pour ne pas dire la mauvaise foi – des marchés, économistes et même dirigeants politiques qui condamnent aujourd’hui les banquiers centraux, alors qu’il n’y avait pas grand monde ces 12 dernières années pour se plaindre des injections de liquidité massives des banques centrales.
Les dirigeants politiques, les économistes et les marchés financiers (entendons par là les acteurs et intervenants importants sur les marchés, qu’ils soient spéculateurs comme de gros hedge funds ou investisseurs institutionnels) critiquent donc désormais à l’unisson les banques centrales. Selon eux, elles auraient perdu toute crédibilité anti-inflationniste et n’auraient pas pu ou su prévenir les situations de forte inflation d’aujourd’hui.
Quand elles étaient bien utiles
C’est tout de même gonflé, quand on se souvient que la plupart des responsables politiques, quel que soit leur bord politique, investisseurs, économistes et médias plus ou moins spécialisés, considéraient une banque centrale comme un deus ex machina devant servir des intérêts partisans et catégoriels ; une institution politique, en quelque sorte.
On a alors vu les banques centrales servir les intérêts des carry traders. Ceux-ci ont ainsi pu faire sans risques (en tout cas, pendant un temps souvent considérable, en bénéficiant du put des banquiers centraux) du carry trade très rentable, en empruntant à des taux quasi-nuls fixés par une banque centrale d’un pays A, pour vendre la devise de ce pays A contre la devise d’un pays B, et replacer ainsi les liquidités obtenues sur des actifs financiers à « haut » rendement de ce pays B.
Pourquoi pas… si, in fine, les profits générés par ces activités de trading améliorent la rentabilité des banques, et permettent de baisser le coût de la tarification des services bancaires. Il est cependant permis d’en douter, compte tenu de la volatilité et de l’instabilité des résultats issus du carry trade.
On a plutôt vu des banques centrales obsédées par le fait de maintenir au niveau le plus élevé les indices boursiers et les taux longs au niveau le plus bas possible. Ceci a eu pour effet de maintenir le stock de plus-values latentes des portefeuilles financiers sur des niveaux élevés.
Une fois de plus plus : pourquoi pas, si cela crée des effets de richesse psychologiques permettant d’instaurer un réel climat de confiance généralisée dans l’économie.
Mais, chacun sait que les effets de richesse liés à la hausse des actifs financiers ont des conséquences plutôt instables, et que la santé économique du pays va surtout dépendre du niveau de la propension à consommer et à investir des détenteurs d’actions et d’obligations.
Un peu de bon sens
On a vu encore les banques centrales allouer des liquidités abondantes aux banques via les opérations de refinancement de plus en plus exceptionnelles ou aux marchés financiers (investisseurs de toutes sortes) via les programmes de rachat d’actifs. S’agissant de la liquidité reçue par les acteurs des marchés financiers qui vendaient des obligations à la banque centrale, force est de constater que celle-ci a souvent été prioritairement réemployée sur les marchés financiers, conduisant souvent à accélérer la déconnexion entre le prix de certains actifs financiers et les fondamentaux de ces actifs.
Parmi la multitude de procureurs qui rendent aujourd’hui les banques centrales responsables de tous les maux de nos économies, nous n’en avons pas entendu beaucoup avancer deux arguments de bon sens.
Le premier, c’est le fait qu’une banque centrale responsable ne devait pas avoir comme mission exclusive les intérêts des marchés financiers. Ainsi, malgré des statuts officiels d’indépendance, la BCE a par exemple eu un comportement extrêmement dépendant de la pression des politiques et des marchés financiers.
Le second, c’est le fait qu’une banque centrale doit, avant tout, faire preuve d’efficacité. Efficacité pour le vrai financement de l’économie (en faisant en sorte que les canaux de transmission du crédit à l’économie fonctionnent), pour la protection de l’épargne et du pouvoir d’achat de particuliers (le passage en territoire négatif des taux monétaires devenait dès lors un problème) et pour la couverture des risques des agents économiques et des investisseurs dans les meilleures conditions de prix et de liquidité.
Et puisque tout le monde demandait tout aux banques centrales, on a cru que l’on pouvait résoudre des problèmes structurels de l’économie (compétitivité, innovation) avec des taux toujours plus bas et toujours plus de liquidité. La crise du Covid n’a fait qu’accélérer une des évolutions déjà bien ancrées dans le monde économique. Voilà pourquoi, aussi, les jeunes générations – celles qui sont arrivées sur les marchés financiers au début des années 2010 – considèrent avec perturbation la situation d’aujourd’hui comme exceptionnelle – à tort. Car on leur a fait croire que les cycles de politique monétaire restrictive n’existaient que dans les livres. Ceci étant, les générations plus anciennes sont également perturbées, puisque ces cycles de politique monétaire restrictive s’inscrivent dans une configuration inédite.
Des premières historiques et atypiques
Les économies et marchés financiers porteront encore pour longtemps les stigmates des quantitative easing (hausse du bilan des banques centrales par la création massive de monnaie) et l’on ne peut imaginer qu’une véritable inflexion soit à venir avec la mise en place ici ou là de mouvements inverses (à savoir le quantitative tightening, c’est-à-dire la vente systématique et durable de titres par les banques centrales, donc le retrait de liquidité matérialisé par la baisse de leurs bilans).
Nous vivons donc, et vivront une situation atypique : cycle de hausse des taux avec le maintien paradoxal d’une liquidité abondante. On rappellera que la taille du bilan de la Fed, qui est passée d’environ 1 000 Mds$ en 2008 à 8 800 Mds$ mi 2022, n’a baissé que d’à peine 50 Mds€ ces trois derniers mois. Difficile de parler de contraction de la liquidité dans ces conditions…
C’est encore plus accommodant côté BCE, puisque la taille de son bilan – qui est, sur la même période, passée de 1 200 Mds€ à 8 700 Mds€ – n’a pas enregistré le moindre début de décélération, les tombées de coupons ou de capital sur les obligations achetées étant quasi-systématiquement réinvesties.
Le cycle de resserrement monétaire est également atypique avec la disparition de l’arbitrage (ou dilemme) traditionnel d’une banque centrale entre lutte contre l’inflation et lutte contre une récession à venir.
En effet, le très fort ralentissement de la conjoncture ne va pas gêner le resserrement monétaire des banques centrales pour au moins deux raisons : non seulement, il n’y a pas de politique budgétaire restrictive (notamment en Europe) ; mais encore, il existe de nombreuses pénuries de travailleurs pour des raisons diverses aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, ce qui rend hautement improbable une remontée des taux de chômage.
Enfin, le cycle de resserrement monétaire est aussi atypique car, cette fois-ci, les banques centrales doivent être particulièrement attentives à la gestion de l’arbitrage entre la lutte contre l’inflation et la volonté d’éviter de créer les conditions d’une violente crise financière provoquée par un deleveraging, c’est-à-dire le désendettement « forcé » de nombreux acteurs financiers.
C’est bien entendu la sphère financière de l’économie qui menace ici, plus que la sphère réelle.
Dans notre prochain article, nous verrons pourquoi cet arbitrage combiné à la financiarisation de l’économie va probablement nous faire vivre une nouvelle crise profonde.