La Chronique Agora

Financiarisation, comment ça marche ?

stand de vente de limonade

Stand de limonade, introduction en Bourse et crédit facile : la financiarisation expliquée aux enfants.

Nous parlons de financiarisation

Qu’est-ce que c’est ? Comment est-ce que cela arrive ? Est-ce que cela compte ? Qui s’en soucie ?

Commençons par la dernière question : qui s’en soucie ?

Réponse : personne… jusqu’à ce que tout explose.

Aimez-vous la limonade ?

La financiarisation crée un monde de pur fantasme… financé par un marché du crédit truqué et mal évalué.

Voici comment. Imaginez que vous avez 12 ans et que vous avez un petit stand de vente de limonade. Vous la proposez aux passants pour plus cher qu’il vous en coûte de la fabriquer : vous faites donc un profit.

Telle est l’économie réelle… le monde des accords gagnant-gagnant… le visage du capitalisme honnête. Vous voulez de l’argent, il vous faut donner quelque chose en l’échange – de la limonade.

C’est de là que vient toute la richesse réelle – du travail, de l’épargne, de l’investissement et de l’apprentissage… au fil du temps. Pas de trucs. Pas de gadgets. Pas de relances. Pas de relances monétaires ou budgétaires contracycliques.

Maintenant, imaginez que votre stand connaisse un énorme succès. L’épicerie locale gémit que vous lui prenez des clients. L’usine de mise en bouteille locale se plaint que vous lui volez des ventes.

Les autorités s’aperçoivent que vous ne versez pas de salaire minimum… que vous n’avez pas de toilettes avec accès handicapés… que vous n’avez pas les affichages réglementaires sur site… que votre cuisine n’a pas passé l’inspection sanitaire… et ainsi de suite.

Imaginez toutefois que vous survivez aux tentatives des autorités de vous faire fermer boutique… et que votre stand de limonade engrange un profit de 97 $ par an.

Comment gagner une fortune

Voilà qu’arrive un type en costume italien. Il vous dit :

« Hé, gamin, tu veux gagner une fortune ? On peut entrer en Bourse ! »

« Mais je ne gagne que 97 $ par an ».

« Pas grave…

« Aux PER actuels », souligne-t-il, « ce stand de limonade devrait se vendre au public (après avoir dépensé environ un demi-million de dollars en préparations comptables et juridiques) pour 2 000 $ environ ».

« Quel sens y aurait-il à ça ? » demandez-vous.

« Tu peux vendre une moitié et garder l’autre. Ensuite, tu peux t’attribuer un salaire d’un million de dollars par an… avec des primes et des stock-options qui devraient valoir 10 millions ou plus »…

« Mais mon stand ne rapporte que 97 $ par an »…

« Non, non, non… il faut voir grand. Pourquoi ce stand de limonade a-t-il un tel succès ? » demande notre homme.

« Eh bien, je pense que c’est parce que je travaille dur et que ma limonade est très bonne ».

« Nan… pas très intéressant. Tu utilises un ordinateur ? »

« Non… »

« Mais tu ne dis pas à tes amis que tu vends de la limonade ? Sur WhatsApp ou Twitter, par exemple ? »

« Euh… si ».

« Eh bien, tu ne pourrais pas dire que tu as le premier stand de limonade au monde qui soit en registre distribué basé sur la blockchain et présent sur les réseaux sociaux ? »

« Ben… non… ce n’est que de la limonade ».

« Oublie la limonade. On la fera congeler et on sous-traitera à la Chine. Il suffit d’ajouter de l’eau ou chais pas quoi. Tu ne comprends rien. Ça n’a rien à voir avec la limonade. Il y a plein d’argent qui circule à Wall Street – c’est le moyen d’en toucher une part.

« Alors voilà ce que nous allons faire »…

 Un plan extravagant

Notre homme explique ensuite un plan extravagant. « Le stand de limonade sera ‘rebrandé’ en tant que Refresh.net. Ensuite, on mettra sur pied une franchise, avec des boutiques dans toutes les villes du monde. »

« Comme Starbucks », continue-t-il, « mais sans les coûts fixes des restaurants et du personnel ».

« Ensuite, une équipe d’experts préparera des comptes de résultat et des bilans pro forma jusqu’en 2025.

« On obtiendra le financement – 200 millions environ, je pense – d’une banque d’investissement.

« On installera des gosses partout, vendant de la limonade. La banque nous organisera ensuite un petit tour des plus gros investisseurs du pays.

« Boston, New York, San Francisco… on ira dans tous les grands centres financiers », continue-t-il.

« Ah et n’oublie pas de porter un sweat à capuche ; tu seras la plus jeune licorne milliardaire du pays. »

« Mais je n’ai que 12 ans… et je gagne 97 $ par an, » protestez-vous.

« Ecoute, petit, tu ne comprends rien à la finance. Ce n’est pas combien tu gagnes… c’est combien de financement nous pouvons obtenir – d’abord des prêteurs… puis des acheteurs d’actions. Il suffit de regarder Lyft. Ou Uber. Ou WeWork. Ou Tesla. Ils gagnent moins que toi – beaucoup moins.

« Mais ils touchent des millions… des milliards… et personne n’attend d’eux qu’ils engrangent des profits. Ils perdent de l’argent, ils n’en gagnent pas. Et ils valent désormais des milliards de dollars ».

« Pourquoi les gens donnent-ils leur argent durement gagné à des entreprises qui ne gagnent rien ? » demandez-vous naïvement.

« Parce qu’il n’a pas été durement gagné. C’est de l’argent factice. Personne ne l’a jamais gagné. Personne ne l’a épargné. Il ne reflète pas le PIB ou la production.

« Tu vois… tu pourrais travailler à ton stand pendant une éternité, tu gagnerais quand même des queues de prunes. Parce qu’il faut du temps… des citrons… et du sucre pour faire de la vraie limonade. Une chose réelle.

« C’est la vraie économie de la vie réelle, à l’ancienne. On donne quelque chose, on obtient quelque chose. Mais tant qu’on est coincé dans cette économie réelle, on ne peut pas gagner gros.

« Là, on est dans la nouvelle économie. On vend du rêve, des fortunes dépassant l’imagination. Et les gens achètent parce qu’ils ne risquent pas leur propre argent. Tout est factice.

« L’argent est factice. Les entreprises sont factices aussi. Le PIB est factice. L’inflation est factice. Les taux d’intérêts sont factices. Le président va raconter des choses factices sur une économie factice aux médias factices ».

Tous à bord du Dette Express

« Tout le jeu consiste à tenter d’obtenir autant d’argent factice que possible, aussi vite que possible. Parce que l’économie réelle ne sait pas faire la différence entre cet argent et du vrai argent… celui qu’on avait avant, pour lequel il fallait trimer et transpirer… comme avec ton stand de limonade.

« Les autorités disent qu’elles relancent l’économie. Tu toucheras des millions en options et primes. Moi je toucherai des millions en mettant le deal sur pied. Les banquiers, avocats et conseillers auront des millions en honoraires. Les premiers spéculateurs toucheront des millions en plus-values. On sera tous carrément relancés, non ?

« Les gros poissons peuvent emprunter ce nouvel argent à moins de 3% d’intérêt. Qui sait à combien est le taux d’inflation réel, mais c’est probablement plus que ça. Ils ont donc des frais de financement inférieurs à zéro.
« Tu sais ce que c’est, les frais de financement ? »

« Non… »

« Eh bien, c’est la clé de toute cette escroquerie de la financiarisation. C’est ce qu’il en coûte d’acheter un billet pour ce train. Je parle du grand train de la spéculation – le Dette Express – qui a quitté la gare en 1971.

« Il faut payer pour monter à bord. On appelle ça les ‘frais de financement’ ; c’est ce qu’il t’en coûte d’obtenir l’argent dont tu as besoin – le taux d’intérêt sur les fonds spéculatifs. D’habitude, les taux d’intérêts sont fixés par les acheteurs et les vendeurs de crédit. Ce crédit, c’est de l’argent réel que quelqu’un a dû gagner et épargner… suite à quoi les vendeurs et acheteurs décident du taux auquel ils le prêteront.

« Ainsi, si tu as une super nouvelle voiture électrique… ou une idée pour de nouveaux bureaux… ou si tu veux spéculer sur tes propres actions – pour atteindre je ne sais quel objectif et ainsi gagner une grosse prime –… ou si tu veux participer à la dernière IPO cinglée…

« Eh bien, tu ne voudrais pas risquer ton propre argent réel dans ce genre de choses, n’est-ce pas ? Si tu es intelligent, tu empruntes. Parce que… qui sait ce qui se révélera payant ? Il suffit que ça rapporte plus que zéro… et tu rentres dans tes frais.

« Ceci dit, quand les marchés fonctionnent correctement, il y a toujours un risque. Si les prêteurs s’inquiètent, ou qu’ils pensent que ton idée est nulle, ou encore si l’économie coule… les frais de financement augmentent et tu peux y perdre ta chemise.

« Tu te retrouves coincé avec une spéculation qui n’a pas encore rapporté, et tu dois refinancer… mais les taux d’intérêts grimpent en flèche et d’un seul coup te voilà dans la m… pardon, gamin, je veux dire que tu te retrouves dans le pétrin ».

« Je ne sais pas… ça a l’air risqué »…

« C’est bien ça l’idée ! Dans un monde normal, la menace d’une hausse des taux d’intérêts… ou des frais de financement… force les spéculateurs à rester honnêtes. Et ce genre de deals insensés – tu sais, ces licornes qui perdent de l’argent – sont maintenus au minimum. Qui voudrait y risquer du vrai argent ?

« Mais on n’est pas dans le monde réel. On est dans le monde financiarisé. Et la partie est truquée. Tu as entendu parler du Pivot Powell ?

Ça m’aurait étonné. Mais c’est grâce à ça que les actions grimpent… alors qu’elles devraient baisser. Les autorités ont pratiquement garanti qu’elles protègeraient les joueurs de la finance contre une hausse des frais de financement. La Fed a maintenu son taux directeur proche du zéro en termes réels. Et elle a plus ou moins annoncé au monde que si les taux grimpent… elle sera là pour les réduire vite fait.

« Alors, t’en dis quoi, petit ? On se lance, non ? On ne peut pas perdre ! »

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