La Chronique Agora

L’Eurozone : une route qui ne mène nulle part

▪ Certains de nos lecteurs prenaient l’appellation Nuisibles Anonymes pour une figure de style amusante mais qui ne décrit qu’une entité fictive… Un peu comme le gentil écureuil de la Caisse d’Epargne ou le Monsieur Plus (des années 70) qui rajoute des noisettes et du caramel dans les barres chocolatées.

Les Nuisibles sont pourtant des acteurs du marché bien réels. Les plus grands quotidiens financiers new-yorkais (le Wall Street Journal notamment) leur ouvrent grand leurs colonnes, pourvu qu’ils balancent du lourd sur les banques françaises, la Grèce, la BCE ou n’importe quel sujet d’actualité susceptible de faire bouger les cours.

« Anonymes », ils le revendiquent également. Comme ce trader de BNP Paribas travaillant à New York et en veine de confidences qui croit savoir que sa banque éprouverait des difficultés à se refinancer en dollar auprès de ses consoeurs américaines. Les raisons de ces problèmes seraient que les CDS se sont fortement tendus ces derniers jours, une réalité que personne ne songerait à nier.

▪ Ouvrons une parenthèse pour resituer un peu la BNP sur l’échiquier financier mondial. Elle figure dans le tiercé des trois plus grandes banques de la planète par l’ampleur de son chiffre d’affaires et de sa conservation. En effet, elle affiche 1 500 milliards d’euros pour 12 millions de clients en Europe — un peu plus que la population grecque — et 17 millions dans le monde, dont un florilège de multinationales.

Partant de ce constat, quel syndicat de banque US pourrait juger pertinent de s’entendre pour lui couper le robinet des liquidités interbancaires — comme à un vulgaire établissement de crédit municipal à court de trésorerie — au risque de voir se déclencher une cascade de défauts de contrepartie sur le sol américain ?

Pensez-vous que, consciente du risque systémique que BNP Paribas représente, la Fed s’empresserait d’imiter les sceptiques en fermant ses guichets à son approche ?

Si nous en sommes bien là, comme semblaient le penser les vendeurs à découvert qui ont envoyé BNP Paribas tester les 23euros mardi matin, alors la Chronique Agora peut s’arrêter ici. Le capitalisme est mort, les gouvernements ont déposé le bilan, les banques centrales ne servent plus à rien et Wall Street peut fermer ses portes.

Mais Wall Street ne semble pas prendre très au sérieux le témoignage du Trader Anonyme (vous pouvez remplace « trader » par « nuisible »). Loin de s’affoler, la Bourse de New York aligne une seconde séance de hausse consécutive.

▪ Les indices américains répliquent au final les gains affichés la veille. Il y a un peu plus d’amplitude dans la hausse pour le S&P (+0,9%) et le Nasdaq (+1,5%). Le Dow Jones grappille 0,4% ; c’est symbolique mais cela lui suffit pour se hisser au-dessus des 11 100 points.

La nervosité qui régnait lundi — VIX inchangé au final après une hausse initiale de 15% — est nettement retombée (-4,3% à 36,9).

Certes, le VIX demeure à un niveau historiquement élevé. Au-delà d’un score de 25, les marchés US affichent un haut niveau de stress. Mais la tension pourrait être bien plus flagrante si les rumeurs de difficulté de refinancement en dollar de certaines grandes banques européennes (et de la BNP en particulier) étaient fondées.

Les marchés se souviennent forcément en ce 14 septembre des ravages causés par la mise en faillite de Lehman. Cette dernière avait été sacrifiée « pour l’exemple » par Hank Paulson, l’ex-directeur de Goldman Sachs agissant comme secrétaire au Trésor ; il tenait là l’occasion inespérée de se débarrasser de son rival Richard Fuld, il y a très exactement trois ans jour pour jour.

Outre la rivalité au couteau qui opposait de longue date les « frères ennemis » de Wall Street, la banque d’affaires Lehman fut d’abord victime des dérives dont elle s’était rendue coupable. Elle avait notamment « dérapé » sur le marché opaque des dérivés de crédit sur lesquels elle spéculait avec des effets de levier excessifs.

▪ De quoi les banques européennes se sont-elles rendues coupables ? Cela justifierait une éventuelle « punition » par les marchés ou les autorités monétaires… Elles ont acheté peut-être un peu trop allègrement de la dette souveraine grecque, réputée insubmersible (à la différence des émissions du secteur privé) parce qu’elle semblait bénéficier de la même garantie que les émissions d’autres pays membres de la Zone euro.

Cette illusion a volé en éclats au fil des mois, avec la prise de conscience du délabrement des finances d’Athènes — notamment avec l’évasion fiscale, qui est un sport national, et l’économie parallèle hégémonique. Mais les acheteurs de la première heure ont été entretenus par Bruxelles dans la conviction qu’ils encouraient un risque zéro.

Dès que le rendement d’un bon du Trésor dépasse les 6%, il devient évident que ce risque zéro n’existe plus. C’est pourquoi la BCE fait tout son possible depuis quelques semaines pour empêcher (avec un certain succès jusqu’à présent) les emprunts à 10 ans espagnols ou italiens de franchir la barre fatidique des 6%.

Elle est toutefois bien seule pour assurer la cohésion de l’édifice monétaire européen, alors que ses moyens d’intervention ont été volontairement limités par ses statuts. Elle passe outre avec la bénédiction de la France et l’accord tacite de l’Allemagne… qui ne parviennent à mettre sur pied aucune solution crédible pour la Grèce.

Partant de ce constat, se contenter de fustiger les tentatives de déstabilisation de la Zone euro — par le biais d’Internet ou de la presse financière anglo-saxonne — c’est comme se focaliser sur le bout du doigt qui montre la lune.

Si les rumeurs génèrent des réactions d’une telle virulence sur les marchés, c’est que le terrain est jugé particulièrement propice. Et s’il l’est, c’est pour cause de silence assourdissant des élites politiques européennes.

Dans le meilleur des cas, elles ne savent pas communiquer au bon moment pour faire retomber la pression. Dans la pire hypothèse, elles s’écharpent en coulisses (comme sur le dossier grec) et se contiennent pour ne pas s’insulter en public.

▪ Comme les chefs ne peuvent s’exprimer sans détour pour des raisons diplomatiques, ce sont les lieutenants ou des porte-parole plus ou moins officiels qui se chargent de mettre les choses au clair… et les marchés captent très bien le message.

Une partie de la presse germanique enterre déjà la Grèce et parie sur sa sortie de l’Eurozone. Pendant ce temps, le ministre des Finances allemand évoque une faillite ordonnée — ce qui est plaisant à entendre mais n’a jamais été mis en pratique dans aucun pays.

Bruxelles réaffirme, sans convaincre personne, que les Européens s’en tiennent au récent plan de soutien de 110 milliards d’euros en faveur d’Athènes (la Troïka y effectue son grand retour ce mercredi), entériné dans la douleur et dans le scepticisme général fin juillet.

Si les fondateurs de l’Eurozone ne réforment pas le mode fonctionnement de la BCE, la monnaie unique n’a plus que quelques semaines à vivre sous sa forme actuelle.

Et si ni la Grèce, ni aucun autre pays ne peuvent retrouver un peu de liberté en matière de politique de change, alors l’Eurozone est comme une autoroute sans bretelle de sortie ou issue de secours. C’est un simple ruban de bitume qui finit par coûter une fortune en péages mais qui ne mène nulle part.

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