La Chronique Agora

Economie mondiale : la nouvelle tragédie du siècle

▪ Nous ne vivons pas une panique ou une crise économique « normale ». Ce n’est pas non plus un coup du hasard. Pas plus qu’il ne s’agit d’une série d’événements aléatoires, imprévisibles même pour un oeil averti. Ce que nous voyons, c’est un drame épique. Un drame avec des héros et des vilains… une intrigue séculaire… une morale… des rebondissements, des retournements et des surprises. Il a également une issue inévitable, prévisible. Les gentils vont gagner. Vous pouvez y compter.

La tendance moderne est de tout penser — en particulier le monde de la finance — en termes techniques, voire mécaniques. On suppose par exemple que Ben Bernanke & Co. peuvent faire soit le bon choix, soit le mauvais, selon ce à quoi le spectateur s’attend. La presse financière du monde entier réfracte leurs actions au travers de ce prisme.

M. Bernanke lui-même semble envisager les choses de cette manière. Lors de sa récente conférence de presse, par exemple, il a déclaré qu’il laisserait les taux proches de zéro parce que cela aiderait l’économie à « se remettre ». Il pense que le système financier mondial est une sorte de machine qui réagit à ses ajustements comme un moteur répond à la pression sur l’accélérateur. Si vous voulez aller plus vite, il suffit d’appuyer plus fort !

La plupart des gens réfléchissent aussi en ces termes. Si Ben Bernanke augmente les taux d’intérêt un peu trop, ou un peu trop tard, ils pensent qu’il sera responsable du ralentissement de l’économie. Le moteur pourrait même caler.

Mais trouve-t-on des preuves, dans toute l’histoire, que des mécaniciens bien intentionnés puissent améliorer la performance d’une économie ? Nous n’en connaissons aucune. Pas un seul exemple. Ce que nous voyons, ce sont quelques milliers d’années d’histoire économique durant laquelle personne n’a même essayé. Puis, durant l’ère moderne, avec l’arrivée des calculatrices et des statistiques, les planificateurs centraux ont pu se mettre au travail. Depuis, chaque fois qu’un désastre se produit, on trouve un économiste à proximité, une clé à molette à la main, du cambouis plein le pantalon.

On pourrait dire que la plupart des économies fonctionnent passablement bien la plupart du temps. Cela, pourrait-on en conclure, est dû aux compétences du mécanicien en fonction. Mais la plupart du temps, les mécaniciens n’ont rien fait. Ils ont rarement tenté d’intervenir de manière sérieuse. Et chaque fois qu’ils l’ont fait, les résultats ont été désastreux. Nous ne connaissons aucun contre-exemple. Pas un seul.

Malgré ces siècles d’histoire qui les regardent droit dans les yeux, les autorités financières partout dans le monde se sont empressées d' »améliorer » le fonctionnement de l’économie de marché. Elles ont joué environ 20 000 milliards de dollars sur la question.

Récemment, le Japon s’est trouvé confronté à une triple catastrophe séisme/tsunami/nucléaire ; il a réagi en imprimant de l’argent, augmentant le bilan de la Banque du Japon de 250% en deux semaines. Je pense que Ben Bernanke attend simplement une urgence pour pouvoir faire de même.

Ce n’est qu’une partie de l’histoire. On parle là de personnes qui font des erreurs — mais pas des erreurs aléatoires. Ce sont des erreurs d’une espèce particulière. Elles dérivent toutes de fausses idées sur la manière dont fonctionne un système économique/monétaire.

En d’autres termes, nous ne faisons pas qu’observer des efforts maladroits pour réanimer l’économie américaine. La tragédie est bien plus vaste que cela. Et comme toute pièce de théâtre, elle doit avoir un début… et une fin.

Le rideau s’est levé sur ce spectacle le 15 août 1971. C’est à ce moment-là que Richard Nixon a changé le système monétaire mondial. Il a levé l’ancre dorée. Auparavant, toutes les monnaies étaient rattachées à une forme de devise qu’aucune nation ne pouvait contrôler. A partir de là, proclama-t-il, les devises seraient toutes liées au dollar. Et le dollar serait libre d’aller où ses gardiens jugeraient bon qu’il aille.

Peu de temps après, le dollar subit une vague de baisse. Les investisseurs pensaient que les dés en étaient déjà jetés. Ils voyaient les taux d’inflation grimper aux Etats-Unis et voulaient sortir du billet vert.

Mais les Etats-Unis n’étaient pas prêts pour la ruine. Les salaires, le PIB, la richesse nette — tous grimpaient depuis des décennies. Les Etats-Unis étaient le pays le plus riche de la planète. Aucun autre ne leur arrivait à la cheville. Ils étaient le plus grand exportateur du monde. Et son plus grand créditeur. Mais avec une inflation grimpant à 10% par an — et plus — il fallait faire quelque chose.

Paul Volcker fut le héros du premier acte. Il encaissa le coup — augmentant les réserves obligatoires et poussant le taux directeur de la Fed au-dessus de l’inflation des prix à la consommation. Les investisseurs mirent quelques années à réaliser ce qui s’était produit. Mais Volcker avait maîtrisé l’inflation et apporté aux Etats-Unis près de deux décennies de prospérité relative. Le dollar, en termes d’or, grimpa jusqu’en 1998.

C’était l’Acte II. Il prit pas mal d’investisseurs par surprise. Les vétérans, les adeptes de l’or, pensaient que le dollar allait chuter en droite ligne, tandis que l’or grimperait en ligne tout aussi droite. Mais ce n’est pas ainsi que fonctionnent les grandes tragédies.

Les années 80 et 90 amenèrent la prospérité. Mais ce n’était pas la même prospérité que celle des années 50 et 60. Elle avait quelque chose de factice et dégénéré. Les salaires américains atteignirent un sommet à 14,78 $ de l’heure — en dollar de 1999 — en 1973. Ils n’étaient que de 13,24 $ de l’heure lorsque le XXe siècle prit fin une génération plus tard. La dette enfla à mesure que les ménages essayaient d’améliorer leur niveau de vie sans réelle augmentations de salaires. Les Américains se mirent à chercher les bonnes affaires — et ils les trouvèrent à l’étranger. La production industrielle passa de Detroit et Seattle à Shenzhen et Pudong. Les acheteurs délaissèrent leurs magasins de quartier pour se rendre chez des discounters géants du type Wal-Mart. Les familles s’éloignèrent de plus en plus de leur lieu de travail pour se loger moins cher. Vous remarquerez peut-être que toutes ces adaptations dépendent d’une énergie peu coûteuse. Il faut du carburant bon marché pour vivre loin de son lieu de travail. Il faut du carburant bon marché pour transporter des choses de Pudong à Denver. Sans énergie abordable, ce modèle tout entier n’aurait aucun sens (mais c’est une histoire pour un autre jour).

Puis, en janvier 2000, l’Acte III commença. Le progrès nourri par la dette de la fin du XXe siècle commença à plafonner. D’abord, les marchés boursiers chutèrent. Depuis, les prix des actions ont grimpé et baissé — mais ils ne se sont jamais remis en termes ajustés à l’inflation. Même en termes nominaux, peu de titres ont progressé.

Le PIB réel s’est lui aussi arrêté net. Les chiffres montrent que le PIB américain a connu une augmentation totale de 24 000 milliards de dollars au cours de la dernière décennie. Mais la quasi-totalité de cette somme provenait de la hausse des dépenses gouvernementales — et non d’un authentique accroissement de la production du secteur privé. Dans le privé, le PIB a grimpé de moins d’un demi-pourcent par an. Cette minuscule augmentation était bien loin d’égaler la croissance démographique sur la même période. Et selon la manière dont on mesure l’inflation des prix à la consommation, cette dernière était également sensiblement inférieure à l’augmentation du coût de la vie. Ce qui signifiait que l’Américain moyen était matériellement moins bien placé en 2011 qu’il l’était en 2001.

Ce n’était pas évident pour l’individu moyen. Les paiements de transferts gouvernementaux ont préservé l’illusion d’une « croissance » des revenus — 79% de ladite croissance provenant directement du gouvernement fédéral. C’était la première fois de l’histoire américaine que la majeure partie de ce que les gens voyaient comme des augmentations de leurs revenus provenait du gouvernement. La dette fédérale américaine a grimpé de 233% durant la première décennie du XXIe siècle.

Pendant le dernier trimestre 2005, le décor était posé pour la scène finale de cet acte. Au trimestre suivant, les prix de l’immobilier américain perdirent plus de 3% — c’était la première fois depuis la Grande Dépression que l’immobilier avait chuté dans tout le pays. Cette chute de la valeur de son nantissement le plus important signifiait que le secteur financier dans son ensemble était insolvable. Nous savons ce qui s’est passé ensuite : les renflouages qui ont commencé, en Europe comme aux Etats-Unis, à l’automne 2008.

Ces crises mirent l’individu moyen dans une position encore plus difficile. Le taux de chômage grimpa en flèche. La valeur des actifs chuta. L’immobilier — principal actif de la classe moyenne — continue de reculer, six ans après le début de la crise.

Ces défis forcèrent les ménages américains à se désendetter et à s’éloigner du crédit. Après s’être développée durant plus d’un demi-siècle, en 2007, la dette du secteur privé commença à diminuer.

La réaction des autorités fut rapide et sotte. Inutile de la rappeler ici. Nous y assistons tous depuis quelques années. Les autorités se sont précipitées avec du cash et du crédit — à hauteur de 20 000 milliards de dollars au total dans le monde. Des entreprises qui auraient dû faire faillite sont restées en activité. Des prêts qui auraient dû rester impayés ont été maintenus en vie. Des investisseurs qui auraient dû être ruinés ont gagné des fortunes.

Les déficits budgétaires américains des trois dernières années atteignaient à eux seuls 4 500 milliards de dollars. La Fed a créé ex nihilo quelque 1 800 milliards de dollars supplémentaires pour ses achats d’actifs.

Mais nous entamons désormais l’Acte IV. Nous ne parlons plus de mesures d’urgence pour empêcher un effondrement total. Nous parlons maintenant de mesures de routine destinées à soutenir un modèle financier condamné.

Le paysage s’est substantiellement dégradé depuis les défis de l’Acte I. A l’époque, un Paul Volcker pouvait encore sauver la situation. Cela semble aujourd’hui extrêmement improbable. Parce que nous sommes maintenant sur une pente descendante. Le sommet a été atteint. Nous entamons la descente de l’autre côté.

D’abord, les ménages ne peuvent plus maintenir leur niveau de vie en travaillant plus longtemps et/ou en empruntant. La valeur de leurs maisons continue de chuter, si bien qu’emprunter sera difficile. Avec 7 à 15 millions d’Américains au chômage, de nouvelles augmentations de salaires sont peu probables.

Les travailleurs pouvaient s’attendre à faire du surplace durant cette période, sauf qu’ils chancèlent sous de considérables augmentations de leurs coûts essentiels — grâce aux politiques d’argent facile de la Fed. Je ne prédis pas exactement de nouvelles augmentations de prix dans l’immédiat, ceci dit. Il reste une chance d’assister à une chute majeure des prix — à mesure que la Grande Correction continue. Rappelez-vous la leçon des années 80 et 90. Un grand drame ne facilite pas les choses pour les investisseurs. L’intrigue comporte toujours des rebondissements, des retournements et des surprises.

Mais si l’on met de côté la possibilité d’une déflation provoquée par la correction, les preuves montrent que l’inflation s’infiltre dans le système de plusieurs manières. En Chine se sont récemment produites de violentes manifestations, les travailleurs chinois protestant contre les hausses de prix. L’augmentation des prix de l’alimentation a également joué un rôle essentiel dans les émeutes, les guerres civiles et les manifestations dans le monde arabe.

Le pétrole brut est toujours au-dessus des 100 $ le baril. Le carburant se vend à plus de quatre dollars le gallon dans les stations-service américaines. Dans l’ensemble du pays, il est toujours plus cher d’un dollar par gallon que l’an dernier à la même époque.

Cette hausse des prix signifie une chute réelle des revenus. Si les chiffres du Billion Prices Project, au MIT, sont corrects, le pouvoir de dépense réel des ménages aux Etats-Unis perd désormais jusqu’à 7% par an.

Cela met la Fed dans une situation difficile. Elle peut faire semblant que l’économie se remet, quoique lentement — comme l’a fait Ben Bernanke lors de sa récente conférence de presse. Elle peut parler de « sortir » de ses politiques extrêmement souples. Mais peut-elle le faire lorsque les conditions suivantes existent encore ?

Lorsque vous êtes sur la pente descendante, les forces destructrices s’intensifient. Le « cercle vertueux » des années de boom devient un « cercle vicieux » de krachs et de déclin. Parce que — aux Etats-Unis, au Japon et dans une bonne partie de l’Europe — l’économie dépend désormais de ce qui était supposé être des efforts de « relance ». Si les autorités tentent de sortir de leurs politiques inflationnistes, l’économie enregistre automatiquement un déclin. Mais plus les dirigeants essaient de repousser les difficultés avec de l’argent facile, plus l’économie devient dépendante. En plus, les taux d’intérêt zéro, les déficits de plusieurs milliers de milliards de dollars et le QE (quantitative easing, assouplissement quantitatif) ne produisent pas le genre d’inflation que veulent Bernanke & Co. Tout cela fait grimper le coût de la vie, non les salaires. Cela réduit donc les dépenses discrétionnaires nettes des consommateurs.

Imaginez maintenant ce qui suivrait l’annonce d’un QE3. Cela causerait quasi-certainement une chute du dollar — augmentant encore le coût de la vie. Cela ferait également augmenter les taux d’intérêt longs — venant aggraver la misère économique. La Fed considérerait alors qu’il faudrait encore plus d’assouplissement quantitatif !

J’admets que la Fed s’est mieux débrouillée, avec ses fausses manoeuvres, que je le pensais. Elle a fait grimper les prix des actions américaines de 89%. Elle a fourni l’illusion d’une croissance du PIB. Elle a gonflé le secteur financier (où les profits sont de retour à leurs niveaux des années de bulle). S’il s’agissait d’un problème technique, nous aurions l’assurance que les autorités seraient capables de trouver le bon levier au bon moment. Mais ce n’en est pas un. Ce que je vois, c’est que la Fed va se trouver à court de leviers.

Le carburant nécessaire à une inflation beaucoup plus élevée est déjà dans les réservoirs. On estime que la masse monétaire en dollar a été multipliée par 17 entre 1971 et 2008. Depuis, la Fed a triplé son bilan. En plus de l’augmentation de la masse monétaire américaine, on trouve de gigantesques réserves d’actifs basés sur le dollar partout dans le monde, accumulées au cours des 40 dernières années. Depuis 1971, les déficits commerciaux accumulés dépassent les 7 000 milliards de dollars. Et les obligations du gouvernement US non-provisionnées — qui doivent être soit honorées soit passées en pertes et profits — dépassent les 200 000 milliards de dollars, selon le professeur Laurence Kotlikoff.

L’inflation est-elle réellement en hausse… en ce moment ? Je n’en suis pas certain. Mais il semble insensé de parier contre. Durant l’Acte IV, l’inflation se trouvant déjà dans le système mettra probablement à mal les politiques d’argent facile des banques centrales. Plus vraisemblablement, elles hésiteront… puis, sous la pression d’une économie qui s’affaiblit, elles céderont et imprimeront plus d’argent.

Ce sera alors le dernier Acte… mais nous en reparlerons.

Meilleures salutations,

Bill Bonner

La Chronique Agora

PS : Marquez le 16 septembre en rouge dans votre agenda ! Maintes fois annoncée, longtemps différée, notre Journée de l’Or aura lieu sans faute cet automne. Nous sommes en train d’organiser tous les éléments, mais je peux déjà vous dire que ce sera une journée riche en opportunités ! J’espère que vous pourrez être des nôtres le 16 — et je vous enverrai rapidement tous les détails. Restez à l’écoute…

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