La Chronique Agora

Le dollar perd en force

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La devise américaine semble de moins en moins capable de dicter sa loi… Son statut de monnaie de réserve pourrait ainsi arriver à sa fin relativement rapidement.

Vous connaissez cette vieille histoire drôle ; un homme blessé est atteint de gangrène et le chirurgien lui rend visite.

Le blessé lui demande : « C’est grave docteur, vous allez m’amputer le bras ? »

Le chirurgien sourit et lui répond : « Non ! »

« Ouf », fait le patient soulagé.

Et le chirurgien de continuer… « Il tombera tout seul ! »

Vous me voyez rarement élucubrer sur la mort du dollar et sur la dédollarisation, sauf pour énoncer cette évidence théorique à la Mao Zedong : « Le dollar succombera un jour sous les effets conjugués de ses contradictions internes et externes. »

Le dollar ne succombera ni aux coups de boutoirs de l’inflation interne ni aux coups d’épée des multipolaristes. Il mourra de sa mort logique, comme toutes les monnaies, quand il aura fait son temps. Quand il sera usé parce que l’on en aura abusé, et que c’est pour cela qu’il est né, pour que l’on puisse en abuser. Le dollar a été conçu comme mortel et il mourra.

Il sera plus victime des analyses théoriques géniales de Spinoza et Marx que de la vindicte de Xi Jinping ou Vladimir Poutine.

Au milieu d’un système

Le dollar n’est qu’un élément d’un système vaste qui inclut des fonctions, des organes, qui comprend des monnaies dollar et « dollars », des structures, des superstructures, des théories, des pratiques, etc.

Le dollar est une sorte de cristal, de diamant qui réunit les multiples faces du système américain : les faces économiques avec la rentabilité exceptionnelle du capital aux Etats-Unis, la face militaire avec la puissance réelle ou supposée de son armée, et la face culturelle avec la prégnance de l’imaginaire quasi hollywoodien qui a submergé le monde moderne. Mais aussi les diverses faces du reste du monde, qui est vassalisé et larbinisé au point de se venger – comme un laquais de Molière – en s’endettant en dollars…ce qui, sur le long terme, soutient le dollar tout en le tuant.

Le besoin de dollars du reste du monde oblige la Fed à ajouter un énième mandat à ses mandats de base : éviter la dislocation de l’empire « dollar » et accorder des swaps, accepter la dominance de la stabilité financière interne et externe, etc.

Je vous rappelle ma conception : le dollar n’est pas fort parce qu’il vaut « cher » ou « pas cher », en relatif des autres monnaies, non. Il est fort parce qu’il impose sa loi. Imposer sa loi, c’est être faible quand il y a intérêt à être faible, et être fort quand il y a intérêt à être fort. Le dollar est fort parce qu’il dicte sa loi, et celle qui lui convient. Le dollar fort, c’est celui qui l’est au point de n’être soumis qu’à ses propres déterminations.

Pressions contraires

Et c’est en ce sens que le dollar meurt. Il peut de moins en moins dicter sa loi, et donc gérer son optimum. Il est coincé entre de multiples préoccupations, de multiples objectifs contradictoires. Il peut de moins en moins choisir, il devient prisonnier et il a perdu sa force.

Il obéit à la logique qui a été mise en branle dans le système, ou plutôt, il obéit aux différentes logiques qui ont été mises en branle : logique monétaire, logique économique, logique militaire, logique fiscale et budgétaire, et maintenant, logique financière de soutien à la masse d’actifs financiers instables qui menacent le monde.

Le dollar est devenu une monnaie serve !

Complexe non ?

Pour compléter cela, lisons une analyse de surface – mais pas inintéressante –, de Gillian Tett dans le Financial Times, où elle a écrit un article intitulé « Préparez-vous à un monde de devises multipolaire » :

« Ce mois-ci, la Russie et la Chine suscitent de nouvelles inquiétudes à Washington. Principalement à cause de leurs démonstrations d’unité diplomatique gérées par scène, autour de l’Ukraine et bien d’autres choses.

Mais c’est aussi une question d’argent : lors d’une visite de Xi Jinping à Moscou la semaine dernière, Vladimir Poutine s’est engagé à adopter le renminbi pour ‘les paiements entre la Russie et les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine’, dans le but de déplacer le dollar.

[…]

Est-ce important ? Encore récemment, la plupart des économistes occidentaux auraient dit non. Après tout, on a longtemps supposé que la nature fermée des capitaux chinois était un obstacle à une utilisation plus large de sa monnaie. Mais en ce moment, l’annonce de Poutine prend une ampleur inhabituelle. L’une des raisons est que l’on craint que les turbulences bancaires américaines, l’inflation et la bataille imminente contre le plafond de la dette de ce mois-ci ne rendent les actifs en dollars moins attrayants.

[…]

Par ailleurs, la France vient de réaliser sa première vente de gaz naturel liquide en RMB et le Brésil a adopté la devise pour certains de ses échanges avec la Chine.

Il n’y a absolument aucun signe que ces gestes encore symboliques nuisent au billet vert en ce moment.

Oui, la part du dollar dans les réserves mondiales est passée de 72 % en 1999 à 59 %, alors que les banques centrales diversifient de plus en plus leurs fonds d’investissement et abandonnent les parités monétaires. […]

Mais le dollar domine toujours les marchés de la dette, et le volume de dollars détenus à l’étranger a grimpé en flèche au cours de ce siècle. Et un détail frappant et négligé de la tourmente de ce mois-ci est que le dollar a conservé sa ‘force quasi record par rapport aux devises du G10 et des marchés émergents’, comme l’a récemment tweeté Robin Brooks, économiste en chef de l’Institute for International Finance.

En effet, tant d’investisseurs mondiaux ont voulu s’emparer du billet vert lors de la récente crise que la Fed a lancé un programme d’échanges quotidiens avec d’autres banques centrales. ‘Cette utilisation accrue des lignes d’échange de dollars renforcera, ironiquement, le système mondial du dollar et ses puissants effets de réseau’, prédit David Beckworth, chercheur au Mercatus Center de l’université George Mason.

Ou, pour le dire autrement, le dollar ne mérite peut-être pas de gagner des concours de beauté en ce moment, étant donné les problèmes fiscaux qui affligent les Etats-Unis, mais de nombreux investisseurs le considèrent toujours comme l’option la moins laide dans un monde très moche, en raison de cet effet de réseau et du fait que les marchés des capitaux de l’euro et du RMB sont respectivement peu profonds et fermés.

Cependant, avant que quiconque ne conclue que cela signifie qu’il peut ignorer complètement la menace de Poutine, il devrait examiner certaines recherches qui méritent réflexion sur la facturation commerciale publiées l’année dernière par le Centre de recherche sur les politiques économiques (CEPR).

Il y a dix ans, on supposait généralement qu’un autre facteur sous-tendant le dollar était la ‘rigidité’ des modèles de facturation commerciale, comme l’a noté Gita Gopinath, directrice adjointe du FMI. Mais le document du CEPR suggère que cela pourrait maintenant changer lentement – ​​alors que le commerce chinois s’est développé ces dernières années, l’utilisation du RMB a également augmenté.

A tel point, en fait, qu’il dépasse désormais l’utilisation de l’euro pour la facturation commerciale, ce qui est ‘frappant, étant donné le faible degré d’ouverture du compte de capital de la Chine’, selon le CEPR.

[…]

Le résultat net, prédit le CEPR, est qu’un monde monétaire ‘multipolaire’ pourrait émerger dans les années à venir […].

A mon avis, cela semble un pari raisonnable à moyen terme. Et même ‘juste’ un schéma multipolaire pourrait être un choc pour les décideurs politiques américains, compte tenu de l’ampleur du financement externe dont les États-Unis ont besoin. »

[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]

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